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L'homo-érotisme ou quête affective du même

Par Saverio Tomasella, Psychanalyste (1998) |  Voir ma page Psycho-Ressources  |
  


« Il n’y a pas de vérité, nous ne faisons que mi-dire. »
   Jacques Lacan
« Le métissage protège de l’autosatisfaction. »   
Lucien Mélèse 
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Préambule    
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C’est dans la lignée spéculative et incertaine des recherches de S. Freud que s’inscrit la fiction qui va suivre. Même si elle n’est qu’un délire (de plus), en tant que telle elle doit bien contenir un peu de vérité. C’est ce peu là que j’essaierai de préciser, sachant, comme l’écrivit Freud dans Pulsions et destins des pulsions (Métapsychologie), que « le progrès de la connaissance ne tolère pas de rigidité dans les définitions ».

De toute façon, la théorie est une défense contre la cure : les constructions intellectuelles du psychanalyste l’accompagnent, pour un temps, dans la pratique de son métier, face aux aléas, aux surprises, aux difficultés de la clinique… jusqu’au jour où il n’en n’a plus besoin.

 A un moment qui voit se transformer les problématiques psychiques des patients qui viennent en analyse1, période de l’histoire humaine occidentale qui interroge aussi les transformations des identités masculines et féminines, notamment dans les images qu’en donnent les fictions ou les publicités, les artistes et particulièrement les cinéastes2 mettent de plus en plus souvent à jour, en scène et à l’écran, les avatars de la relation homosexuelle au sens le plus large3. Sa réalité à la fois secrète, intime et partagée4

Si les mœurs nouvelles semblent, en apparence5, accepter l’amour homosexuel comme viable au grand jour et non plus condamnable et anormal, ce qu’explorent ces cinéastes va plus loin et touche ce que l’on pourrait appeler, présente en chaque être humain, une préoccupation homosexuelle primaire6, soutien du narcissisme le plus enfoui7.

 


Le même n’est pas semblable      Consultez les notes de lectures

Le même8, parfois ressenti, parfois imaginé, n’est probablement qu’un fragment de réel.

Le même est le support fondateur du soi : voici la première hypothèse que je propose de commencer à explorer dans cet article.

 

La mêmeté fonde l’identité, non pas tant l’identité fixe qui n’est qu’un leurre, mais ce sentiment mouvant d’identité qui s’origine dans les processus jamais complètement aboutis d’identification (cf. Harold Searles).

 

De là, il est peut-être possible de changer la conception commune de l’autisme et de le considérer plutôt comme un défaut de même par absence de toute relation à l’autre (la mère). Désertion radicale de soi par inaccessibilité totale de l’autre (ou omniprésence absolument non médiatisable).

 C’est aussi ce qu’affirme Victor Tausk (Oeuvres psychanalystiques) en voyant l’autre en soi  (étrangeté radicale à soi-même) comme la cause de l’autisme infantile, et l’autre aliénant le soi comme réalité de la schizophrénie.

Le même naîtrait donc d’un espace en soi, d’un lieu à soi où peut se constituer de l’identité. Le même aurait partie liée avec l’altérité potentielle : s’il n’y a pas d’autre, il n’y a pas de soi…

 

Ainsi, non pas le semblable qui le ravive ou l’y précipite, mais le même, met fin au fantasme anéantissant de la mère phallique comme seul rempart contre la désintégration. L’homéo-érotisme, première touche objectale de l’extension vers l’autre, sort le sujet du silence et de l’inceste originel.

 

Alors, si « le nous est une résistance du sujet » comme l’affirme Lacan, on peut supposer, pourtant, que l’illusion de la rencontre du même avec le même (ou toujours-presque-même, car le même n’est jamais à l’identique) donne consistance au sujet. Là où le semblable hypnotise ou effraie. Là où le double mène au désespoir, à la folie ou à la mort.

 

 

L’homo-érotisme comme invocation à la différence des sexes     Consultez les notes de lectures

 

Toute forme d’homosexualité (qu’elle soit masculine ou féminine) pourrait prendre sa source au lieu de à la mère la plus ancienne, comme un appel inconscient désespéré - pour lui donner contours et forme humaine - à la présence du père et à sa parole, symbolisme des mots et du sens venant faire bord à l’océan imaginatif des sens en perdition, comme si d’accouplement il n’y avait pas eu entre les parents de la scène originelle, pas de corps à corps, pas de rencontre, mais un fossé entre le masculin et le féminin qui est aussi ce que l’homosexuel, sans le savoir, tente de combler, enfin, pour pouvoir se sentir exister, comme ayant été originé de deux êtres, différents et limités, et non pas d’un seul infini, tout-puissant et destructif. Vampirique.9

 

Pas d’androgynie, donc, loin de là, à la source de cette préoccupation homo-érotique primaire.

Pas d’hermaphrodisme, non plus.

Le sujet, plongé dans la totale différence des sexes, dans le vertige qu’elle implique, part à la recherche d’une connaissance de soi à travers un même-autre, un autre-même qui lui dirait quelque chose de sa vérité, le nourrissant, le portant, lui permettant peut-être, à terme, d’aborder ce « continent noir » qu’est toujours l’autre sexe…

 

 

Perte, hallucination et auto-création     Consultez les notes de lectures

 

Muriel est presque muette lorsqu’elle commence son analyse. Beaucoup de silences, puis viennent les récits minutieux de ses journées avant de pouvoir vraiment oser parler d’elle. Elle ne voit presque personne. Elle vivote en passant d’un travail à un autre. Elle dit qu’elle ne sait pas ce qu’elle aimerait faire dans la vie. Elle est inquiète de son incapacité à vivre une relation stable ou durable avec un homme. Sa vie sexuelle ne la satisfait pas. Elle est terrorisée à l’idée d’être pénétrée par un homme. Elle me parle, un jour, bien plus tard, d’une passion qu’elle a vécue adolescente pour une fille de son âge au lycée. Son père, atteint d’une leucémie, meurt lorsqu’elle a cinq ans. Elle ne sera pas conviée à son enterrement. Sa mère, dépressive depuis le début de la maladie de son mari, plus encore après sa mort, à part quelques aventures, n’aura pas d’autre homme dans sa vie et restera cloîtrée chez elle. Muriel est hantée par le cancer et par la mort. L’analyse avançant, elle a moins peur de sortir et commence des activités artistiques. Quelque temps plus tard, elle se prend d’amitié pour une jeune femme rencontrée dans son cours de théâtre. Leur amitié devient très forte, Muriel dit que c’est pour elle un véritable réconfort. Les mois passent, puis Muriel affirme qu’elle sent qu’elle n’est pas faite pour les hommes : elle croit qu’elle préfère les femmes. Persuadée alors d’être homosexuelle (ce que ne confirmera, par la suite, ni son analyse, ni sa vie), Muriel déclare sa flamme à son amie, qui prise de panique fuit et met fin à leur amitié. Suit une forte dépression, avec obsessions suicidaires et essais de passage à l’acte… Emergeant peu à peu de son désarroi, Muriel se rend compte qu’elle s’est créé, sans le savoir, au moment de la maladie et de la mort de son père, une figure humaine, comme elle à la place d’elle-même. [Un Je qui ne soit pas Moi.] Elle affirme que c’est grâce à cet autre-elle [son autre-même halluciné] qu’elle a pu survivre à la solitude, à la souffrance d’avoir perdu son père et été délaissée [désinvestie] par sa mère.

 

Ce petit aperçu clinique, confirmé par d’autres cures, me permet de poser une seconde hypothèse : lorsque la souffrance du petit enfant est trop grande (réellement invivable pour lui), du fait de la perte brutale, inexpliquée et incompréhensible, de la sollicitude d’une de ses figures tutélaires dont il est encore complètement dépendant (mort, maladie grave, départ, dépression…) l’enfant se crée en imagination (hallucine) un autre-même, autre-soi artificiel, soi de substitution, protégeant le vrai-soi endormi à l’intérieur, à l’abri de la douleur.

 

Cette néo-création, inconsciente – il ne s’agit pas d’un double -, permet à l’enfant de protéger son identité en construction, même au risque d’en arrêter l’évolution. Défense contre le risque de dépersonnalisation, cette néo-création continue inconsciemment à le hanter une fois adulte et complique, parfois empêche, ses relations affectives avec les autres. Lors d’une expérience sentimentale homo-érotique (amicale ou amoureuse), l’autre est vécu à travers le prisme d’une rencontre qui aurait enfin eu lieu avec l’autre-même, cet autre-soi non plus halluciné, mais incarné et vivant. Ce mirage, littéralement épuisant en l’absence de son objet, rend la relation à l’autre addictive (cf. Joyce McDougall) et souvent précipite la fin de la relation. Le sujet est alors confronté, soit à la recherche désespérée d’un autre-même illusoire de substitution, soit s’il est en analyse à re-vivre l’effondrement de son enfance pour revisiter la souffrance immense qui l’a conduit alors à se créer un faux-même pour survivre.

 

C’est ce qu’illustre, par exemple, Presque rien, le récent film de Sébastien Lifshitz. Mathieu, 19 ans, est à la recherche de son identité [de sa mêmeté, de ce qui fait qu’il est lui-même]. Sa mère est malade, très déprimée depuis la mort de son enfant de 3 ans, atteint d’un cancer dès la naissance. Durant ses vacances en Bretagne, il rencontre Cédric, du même âge que lui, abandonné par sa mère lorsqu’il avait un an, qui a grandi avec un père fermé, plutôt effacé et silencieux. Cédric sait qu’il est homosexuel, il a déjà vécu des relations avec d’autres hommes, y compris en se prostituant [symptôme possible d’addiction]. Matthieu, lui, se sent attiré par Cédric, mais ne s’est pas encore déterminé dans ses choix sexuels et ne connaît pas encore l’amour physique. Une forte passion naît entre les deux garçons qui permet à Mathieu de découvrir et d’accepter son homosexualité. Cédric, qui ne peut se résoudre à une éventuelle séparation [addiction10], convainc Mathieu de quitter Paris et sa famille (pas très réjouissante) venir vivre avec lui à Nantes. Après un an et demi de vie commune, Mathieu tente de se suicider, quitte Cédric (qui l’étouffe ?), traverse une forte déprime (dépression ?) et retourne sur le lieu11 de leur rencontre, pour être face à lui-même et tenter de se retrouver

 

 

Narcisse et le paradis perdu     Consultez les notes de lectures 

 

Ainsi, la quête (pulsion) des retrouvailles, n’est pas seulement, n’est pas tant, comme a pu l’imaginer Freud (voir, par exemple, Un trouble de mémoire sur l’Acropole), quête des retrouvailles avec la mère, mais bien des retrouvailles avec soi, avec le même le plus archaïque en soi, d’avant la langue partagée, d’avant le langage, quand les sensations étaient le substrat d’une communication ressentie comme plus authentique, pas encore entachée des à peu près et des semblants du langage.

 

Selon Victor Tausk (et Lou Andréas Salomé) : le corps dispersé de l’auto-érotisme doit se rassembler et le narcissisme se construit à partir de la première libido éparse. Par le corps, d’emblée pris dans la culture, du même12 façonne le soi.

 

Peut-être, alors, le narcisme primaire aurait-il un lien vivant avec la constitution (et les retrouvailles) du même en soi, et l’homo-érotisme (plus largement l’homéo-érotisme, voir note 6) serait un soutien du narcissisme. Le même serait le lieu en soi où le soi prend sa source. Le même serait la source vive du soi…

 

De ce fait, l’effondrement13, autre face de la préoccupation maternelle primaire (D. W. Winnicott)14, pourrait aussi survenir de la perte, en soi, du lieu et du lien avec la capacité à créer du même, fondatrice du narcissisme vital.

 

Cette capacité créatrice première15, jubilatoire, permet à l’être humain, malgré les déficiences plus ou moins fortes de son environnement, de se constituer comme étant, avant de pouvoir dire je. C’est ici que, peut-être, le sujet s’efface devant l’être, l’en-soi, et que l’inconscient, malgré ce qu’a pu en dire Lacan, n’est pas « structuré comme un langage »16 mais plutôt tissé de sensations, d’images, de souvenirs, de sons, de mélodies puis de mots, de tensions et d’attentions (a-tensions) qui font que l’être se tourne, parfois, dans l’intime de ses rêves, de ses pensées ou de ses actes, vers celle ou celui qui par son histoire et sa personne peut l’aider à soutenir son identité, afin de découvrir, d’interroger ses manques : ces inscriptions sans langue qui, par la rencontre puis la parole, se cherchent un sens.

 

 

Au-delà des plus anciens mirages     Consultez les notes de lectures 

 

Les premiers miroirs ne sont pas extérieurs et inanimés. Ils ne sont pas scopiques. Ces premiers miroirs (les parents) nous donnent non pas à nous voir, mais à prendre corps. L’image et l’imaginaire ne sont certainement pas uniquement spéculaires, mais surtout relationnels, intérieurs et corporels. Sensations et intuitions. Substrats de ces sentiments qu’abhorrait tant Lacan17, mais qui sont présents - qu’on le veuille ou non - dans chaque cure, dans chaque vie18.

 

Il paraît donc que plus le même en soi19 est solide, présent, accessible, plus l’autre sera susceptible d’être approché, rencontré, aimé. La clinique psychanalytique le confirme tous les jours.

 

Ainsi revient sans cesse ce qui a constitué l’environnement primordial et ce qui s’y est joué, pas tellement d’ailleurs ce qui s’est joué dans les interactions extérieures entre l’enfant et ses parents, mais bien plus ce qui s’est tramé à l’intérieur du petit humain, de quelles substances (perceptives, affectives et représentatives) mi-réelles, mi-imaginées il s’est nourrit et constitué.

 

 

La crise  est révélatrice    Consultez les notes de lectures  

 

« Le Je de chaque individu règle continuellement ses comptes avec le passé et ainsi reproduit inlassablement les mêmes drames, ceux-là justement que le Je d’autrefois, tout petit, avait vécus dans sa volonté de survivre », écrit Joyce McDougall (Eros aux mille visages).

 

La mère au tout début, pour le nourrisson, est a-sexuée20. Tous deux (tout un) font corps21. Puis vient la douleur, le deuil de se sentir autre, différent, séparé : c’est, là, la racine la plus profonde de cette préoccupation homo-affective primaire qui habite tout être et se manifeste toujours aussi vive à chaque forte crise22 existentielle : décès d’un proche, séparation amoureuse, licenciement, rupture avec l’analyste… crises durant lesquelles le sujet en proie à la mélancolie (régression) bénigne semble, pour ne pas sombrer dans une forme maligne, avoir recours à l’investissement d’un être (autre-même extérieur, et non pas objet interne) qui lui paraît proche et dont il se veut investi, quelque soit son sexe, puisque dans ce cas la réalité physique sexuée ne compte pas : compte seul le monde-même qu’il se constitue pour se retrouver et passer le cap ; nourrissant, restaurant, reconstituant, en un mot soignant son narcissisme le plus enfoui, le plus lointain, le plus originel.

Ce que la sagesse populaire appelle renaissance.

 

 

Pulsion, fantasme et principe de plaisir     Consultez les notes de lectures 

 

Ayant pour socle le corps propre - ce qui rend cette préoccupation étrange, voire étrangère, parce qu’endommagée ou encryptée, aux psychotiques, et dans une certaine mesure aux pervers -, l’homéo-érotisme ou quête affective du même (de l’autre-même, et non du semblable) est à l’origine de bien des pulsions vitales comme sexuelles. A l’origine, à la source de la pulsion surtout, car son objet et son but n’auront souvent rien à voir …

 

 Le fantasme serait du côté de la pulsion de mort. Je ne parle pas des pulsions destructrices, mais de l’intrication consubstantielle que présente le fantasme avec la pulsion de mort, retour à l’absence de désir, apaisement absolu de toutes les pulsions, déjà du fait de sa soumission inéluctable à la contrainte (Zwang) de répétition.

 

Alors, à tout perdre, plutôt qu’à tout prendre, puisque la vie n’est qu’ex-périence et entropie - et que vivre c’est aussi, un jour, quitter ses fantasmes, les laisser tomber, s’en délier -, sous le coup impérieux du principe de plaisir, l’être humain peut aussi préférer en passer par la réalité pour savoir ce qu’il en est, de ses rêves et de son désir. Apprendre, de la confrontation à la réalité, que ce que l’on croyait extérieur (hors de soi, en l’autre) est en fait intérieur (en soi-même).

 

Imitation23 et intériorisation, l’homéo-érotisme, cette faculté auto-créatrice et auto-thérapeuthique de l’être humain, participe autant de la condensation et du déplacement qu’offre le rêve que de l’extension psychique que permet l’identification.

 

Si, comme l’affirment avec justesse V. Tausk et S. Ferenczi,  l’identification précède le choix d’objet, l’homéo-érotisme, cette quête intime du même, serait une énergie psychique fondamentale qui mènerait à la reconnaissance de l’altérité, puis à la rencontre avec l’autre.

Ce serait une force (au sens de la physique) sur laquelle pourrait s’appuyer le sujet pour se soigner, pourquoi pas se guérir, et surtout, comme le souhaitait Freud, pour travailler et aimer.

 

Ainsi, l’homéo-érotisme, pulsion de retrouvaille et de trouvaille, poussée de création, serait un catalyseur de l’introjection24 tout autant que de l’incarnation25.

 

Alors, pour aller encore un peu plus loin, le même en l’autre, au-delà des images, des mirages et des identifications, pourrait être la capacité à se soigner, à aimer et à vivre ; ce petit bout de réel enfoui en chaque être humain, petit bout de réel impossible à cerner, mais qui nous touche lorsque nous le percevons en l’autre, puisqu’il donne confiance en notre propre capacité de vivre.

 

Voici donc une piste qui peut enrichir la clinique, affiner ou approfondir l’écoute des êtres en souffrance ou en recherche qui viennent nous parler.

 

C’est ce presque rien que, loin des discours des maîtres, certains artistes contemporains, très peu férus de théorie psychanalytique, expriment librement26. Approcher la vie au plus près, et ce qui fait sa saveur : la relation à l’autre ; fût-il, pour un temps, pris dans l’illusion du même… 

 

Saverio Tomasella

Juin 2000

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