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EXTRAIT - Blessure
de l'âme Chapitre 4 Mercredi 6 mars “Il m’est apparu à plusieurs reprises que la
symptomatologie névrotique (de la fille) se déclenchait ou s’aggravait à la suite de la
découverte du plaisir sexuel vaginal, ce crime de haute trahison.”
Andrée Bauduin, 1994, L'aliénation érotique de la fille à la mère, Revue Française de Psychanalyse, LVIII, page 25.
Chaque matin, tandis que Patrick utilisait la douche au rez-de-chaussée, Jeanne se réservait l’usage de la salle de bains au premier. Là, selon un rituel immuable, elle commençait par faire couler un bain très chaud puis elle s’examinait nue dans le miroir, à l'affût des moindres changements de sa silhouette. Elle craignait particulièrement l’apparition d’un coussinet de graisse sur le ventre, “comme les hommes”, dont elle savait qu’il signerait le début de la troisième partie de sa vie. Pour le déceler, elle se pinçait la peau un peu à droite du nombril afin d'évaluer l'épaisseur du pli, puis se regardait de profil pour observer la courbe abdominale qu’elle caressait de la main en faisant un peu jouer les muscles pour créer un creux sous l’estomac. Plusieurs de ses amies avaient capitulé en accusant les grossesses d’avoir laissé un héritage adipeux mais elle ne voulait pas se raconter de telles balivernes.
Jeanne aimait bien contempler son corps mince et délié exempt de disgrâce et serait morte de honte si elle avait eu des hanches lourdes, une posture de perdante, les épaules tombantes ou le pubis en retrait. Elle appréciait aussi sa façon d'être, franche et un peu brusque, pas très féminine selon certains mais pas non plus masculine. Mais son visage l'inquiétait, en particulier les cernes sous les yeux et la peau devenue un peu terne.
Tout juste au moment où elle se penchait un peu pour se regarder dans les yeux, le regret de son amour avec “lui” remonta brutalement. Ces images de sa
relation perdue surgissaient le plus souvent dans l'intimité moite de sa toilette matinale. Cette fois, elle repensa à leur escapade un peu folle à Syracuse. Ils avaient tous deux laissé leurs conjoints, “lui” pour la signature d’un contrat à Rome et elle pour un congrès de magistrats à Nice. Moyennant quelques aménagements hardis de leurs emplois du temps et des trajets aériens un peu compliqués, ils avaient pu se retrouver à peu près en même temps à l'aéroport de Catane.
“Il” avait insisté pour qu’ils passent deux nuits à Orgytie (“Tu verras, c’est envoûtant.”) et elle accepté cette idée surtout pour être avec “lui”, peu préparée à être à ce point conquise par la magie de ce lieu dont elle se souviendrait jusqu'à son dernier souffle. En ce début du mois de novembre, il faisait frais mais beau en Sicile. “Il” avait loué une grande chambre chez l’habitant donnant sur la mer et Jeanne tomba immédiatement sous le charme de cette vieille ville aux façades sculptées de lions, de sirènes et d’animaux fantastiques qu’elle découvrait au fil des heures passées à flâner dans les ruelles de la presqu’île.
Jeanne se laissa enlever par ses souvenirs alors qu’elle glissait voluptueusement dans l’eau de son bain.
A Syracuse, elle en était sûre, elle était vraiment amoureuse. Peut-être cet amour s'était-il transformé en autre chose avec le temps, mais là, elle avait connu une brûlante passion. Après quelques mois à se parler et à se croiser, ils étaient devenus amants ce qui avait transformé leur relation en tempête. Le voyage volé intervenait peu après, alors qu’ils en étaient encore à se découvrir avec émerveillement.
Arrivés un peu avant l’heure du déjeuner, ils s’étaient jetés l’un sur l’autre avant de se promener sur les quais, main dans la main, lancés dans un interminable bavardage sur les détails de leurs vies depuis la plus tendre enfance. Il n’y avait pas de limite à cet échange des faits les plus intimes de leur passé. ”Nous avons un siècle de discussions devant nous.”, disait-il. “Il” raconta comment il avait brutalement chassé la mère d’Hélène du lit conjugal au début de “son” mariage, comment il avait convaincu sa jeune épouse que, non, son père n'était pas debout au pied du lit à l’observer pendant qu’elle faisait l’amour, comment il avait finalement éliminé ces deux parents de la chambre nuptiale et s'était retrouvé seul, enfin, avec sa femme. Elle confia l’histoire de ses aventures, une à une, consciencieusement, sacrifiant à chaque fois l’ancien amant sur l’autel de cet amour tout neuf. Elle raconta l’histoire de sa famille, ses peurs et ses rages de petite fille, sa découverte de la vie, ses illusions et ses désillusions. “Il” expliqua comment les relations s'étaient détériorées avec Hélène, comment s'étaient formées les fissures et comment, peu à peu, la distance s’était installée.
Jeanne était surprise et ravie de pouvoir enfin accéder à la véritable intimité d’un homme. Elle réalisa combien ses rapports avec les autres avaient été superficiels même s’ils étaient emprunts d’une apparente complicité. Elle se sentait comme au bord d’une falaise en comprenant que ce qu’elle croyait avoir appris sur les hommes n’avait eu pour but que de masquer la différence avec eux. Elle eut beaucoup de mal à s’ouvrir. “Il t’est plus facile d'écarter les cuisses que les battants de ta porte.”, disait-il en plaisantant. Plus difficile encore pour elle fut de découvrir une intimité physique dans le partage et la rencontre. Elle considérait avec fierté que son aptitude au plaisir sexuel était plus facile que celle des autres femmes. Cette certitude reposait sur les interminables “discussions de nana” avec les “copines de toujours” sur “le cul”. “Il” lui fit remarquer gentiment qu’il aurait pu ne pas être là et elle se rendit compte qu’en effet, elle “partait bien”, mais toute seule.
“Tu es encore vierge !”, aimait-il lui dire pour la taquiner. Jeanne n’avait que moyennement apprécié cette boutade. Elle avait fini par en rire mais avec une arrière-pensée amère. Avait-elle jamais aimé, se demanda-t-elle. Mais, qu’est-ce qu’aimer en fin de compte ?
Alors que les émotions l’envahissaient peu à peu, elle mesura la profondeur de cette blessure qu’elle avait cru cicatriser très vite. Pourtant, lors de la rupture de la liaison avec “lui”, elle était convaincue d’avoir agi pour le mieux.
Comme à chaque fois qu’elle repensait à cette période de sa vie, elle réalisait à quel point cette aventure avait bouleversé ses convictions les plus profondes et comment, dans la plus totale confusion des sentiments, elle avait réagi comme un animal sauvage, sans réfléchir, en répandant le mal.
“Il” était arrivé dans la vie de Jeanne au moment précis où elle découvrait quelle n’aimait plus Antoine, peut-être parce que celui-ci aussi sentait sa flamme vaciller et l’exprimait de diverses façons. S'étaient-ils jamais aimés elle et son mari, ou bien avaient-ils joué à former un couple idéal ? Quant à son amant, en était-elle vraiment tombée amoureuse ou avait-il seulement eu pour rôle de la laver d’Antoine sans qu’elle souffre ? Au début de cette liaison, elle pensait avoir enfin éprouvé le sentiment dont on parle dans les livres, une sorte de révélation éblouissante qui l’avait laissée frustrée de ne l’avoir découverte que si tard. Plus tard, elle crut tout aussi sincèrement que son amour n'était qu’une illusion et que son amant n'était qu’un pion parmi les autres sur l'échiquier de sa vie. L’abandon de soi qu’impliquait cette relation n'était-il pas une insupportable perte de liberté, un fardeau, une source de sentiments coupables et, surtout, la cause d’une sourde angoisse ? “Séduite, oui, mais surtout pas abandonnée… ». Quand elle jugea nécessaire de rompre, elle ne mesura pas tout de suite la profondeur de son attachement. Cette fois, “baiser” avec le suivant n’avait pas effacé les traces de celui qui laissait le drap encore brûlant et “il” se rappelait à elle quasiment chaque matin pendant sa toilette.
“Alors, qu’est-ce que tu fous ? Tout le monde t’attend !”, hurla Patrick depuis la salle à manger. Elle détestait par dessus tout cette détestable habitude qu’il avait de crier ainsi à la moindre contrariété mais elle se précipita pour s’arracher à sa rêverie. La horde de sauvages attendait autour de la table que la mère vienne les servir et ce qu’ils espéraient d’elle dépassait la simple nourriture : Jeanne devait les houspiller l’un après l’autre pour les faire avancer. Ce n'était pas pour le café qu’ils s’impatientaient en bas, ce qu’ils voulaient, c'était son sang, sa capacité à faire bouger tout ce petit monde de mous, à commencer par le grand mou lui-même, Patrick. “En vérité, c’est un vampire.”, songea-t-elle.
Debout en haut de l’escalier, drapée dans son peignoir, prenant un instant pour contempler le groupe attablé, elle vit un nid empli d’oisillons la tête levée et le bec grand ouvert. Patrick avait le regard chargé de reproches car il ne supportait pas que la séquence matinale soit perturbée par la moindre initiative de sa compagne. En cela, il avait bien changé : au début, il avait tout accepté pour la capturer et elle s'était laissé prendre au piège de cette gentillesse faite de sollicitude et d'obéissance servile. Depuis, elle avait eu le loisir de comprendre que son attention aux moindres remarques n’avait pour but que de l’envoûter. Elle avait cru trouver enfin l’homme idéal et n’avait rencontré qu’un tyran domestique, possessif et distant à la fois. Un peu plus tard en trempant une tartine dans son bol de chocolat elle se demanda comment elle avait pu en arriver là.
Dès son arrivé au Tribunal Jeanne rechercha un généalogiste dans l’annuaire. Il y en avait deux : un monsieur et une dame. Sans trop savoir pourquoi, Jeanne opta pour la femme à qui elle téléphona aussitôt.
Elle reconnut, au ton de la voix, une personne jeune, attentive, qui proposa de travailler en régie ou bien au forfait. Jeanne ne savait pas bien quoi chercher mais avait la conviction que l'élément mystérieux se cachait dans la branche paternelle ou son environnement.
“Au forfait, je peux vous proposer une généalogie par quartier remontant sur six générations, ou bien une généalogie patronymale sur six générations également. La première est trois fois plus chère que l’autre et prend plus de temps : environ neuf mois au lieu de trois. Sinon, je peut travailler à la journée pour une recherche particulière. Dans ce cas je peux vous faire un devis.”, expliqua la généalogiste.
Jeanne s’enquit des prix exacts et accepta de passer au cabinet le jour même pour voir comment se présentaient des travaux similaires et discuter plus en détail de la demande. Les services proposés étaient chers mais elle tenait absolument à un travail professionnel par une spécialiste sans implication personnelle dans la question. Dans sa propre activité Jeanne avait trop souvent constaté que toute proximité avec l’objet de l’investigation rendait mystérieusement aveugle, sourd, partial et même parfois malhonnête avec soi-même ou avec les autres.
Elle se décida en faveur d’un forfait en se disant qu’en ratissant large, elle augmentait ses chances de succès. Toutefois, pour demeurer dans un budget raisonnable elle abandonna l'idée d’explorer sa branche maternelle.
C’est avec jubilation qu’elle referma son dossier personnel pour se plonger dans l’examen de la première affaire du jour : un adolescent de treize ans accusé d’attouchements sur sa cousine, âgée de onze ans, signalé par la directrice d’un centre aéré. Il y avait des témoins et les faits semblaient avérés. Ce genre de dossier avait toujours eu le don de la troubler. Comment distinguer entre la curiosité d’un jeune homme timide qui joue au docteur et la perversité d’un futur pédophile ou d’un violeur en puissance ? Elle-même avait eu le rôle de la patiente dans le jeu du docteur alors qu’elle avait treize ans. Elle avait été profondément émue mais il ne lui semblait pas que cela avait détruit sa vie. Cependant, à y bien réfléchir, elle n’en savait rien car il subsistait une sorte de doute tapi au fond d'elle-même. Elle se souvenait de cette première expérience avec une extrême acuité et l’excitation acide qui l’avait saisie plus de trente ans auparavant réapparut brusquement. Le garçon l’avait fait se déshabiller et lui avait demandé de se coucher sur une table. Il était du genre réservé et curieux mais s'était soudain enhardi car il lui avait demandé d’un ton docte d'écarter les cuisses pour qu’il puisse examiner son intimité avec une grosse loupe. Cette situation humiliante lui avait donné le vertige, une sensation envoûtante faite
d’extase totale et de violente révolte, si bien qu’elle se laissa scruter ainsi pendant un long moment. Plus tard, lorsqu’elle avait insisté pour inverser les rôles, le garçon se montra réticent. A la fois séductrice et brutale, Jeanne put cependant le convaincre, arguant qu’elle n’allait pas voir un sexe masculin pour la première fois, qu’elle en avait aperçu sur les plages et avait souvent apporté une serviette à son père au sortir de la douche. Ce fut pourtant une découverte de voir l’objet de si près, le toucher, le sentir frémir sous les doigts. La règle du jeu imposait à celui qui jouait le patient une totale passivité dont Jeanne profita peut-être un peu trop en prenant très à coeur son examen. Elle ressentit un vif plaisir à susciter chez l’autre un émoi sans doute plus intense encore que celui dont elle avait elle-même fait l'expérience.
C’est dans cette disposition d’esprit, une insupportable nostalgie des “jambes de coton”, qu’elle aborda l’examen des pièces du dossier dont chaque mot lui sautait à la figure.
“Je suis encore une gamine.”, pensa-t-elle.
Heureusement, impliquée dans une série de réunions tendues, Jeanne laissa ces souvenirs excitants s'évaporer. A l’heure du repas, il ne restait plus qu’une envie intense de faire l’amour et la frustration sexuelle, comme d’habitude, lui donnait des maux d’estomac. Elle eut la tentation de téléphoner à Patrick pour le retrouver “vite fait” à la maison, mais il était l’heure de son rendez-vous avec la généalogiste. Curieusement, le désir de s’engager dans cette recherche, de la concrétiser par un contrat, prit le pas sur l’appel des sens. Jeanne prit son sac pour se diriger vers le cabinet à quelques rues de là.
En chemin, elle mit en relation la question en suspens sur l’intrusion avec le plaisir de s’abandonner au regard indiscret de son ami lorsqu’elle avait treize ans. Se prêter à une invasion de l’intime, elle ne s’en sentait plus capable à l’heure actuelle faute d’un véritable complice. “Une telle communion » se dit-elle avec amertume, « c’est finalement trop troublant, trop difficile à gérer et trop frustrant.”. Bien sûr, cette pensée ne visait qu’à écarter le souvenir du partage total entre elle et “lui”. Elle se sentit traversée par la nostalgie comme par une vague et brusquement malheureuse de manquer d’un homme avec qui mettre en commun tout ce qui était douloureux. Il y avait bien le psy à qui elle pouvait tout livrer mais il manquait l'échange. Quant à Patrick,... “Pourquoi refuser ce rôle à Patrick ? Comme c’est curieux que ma porte ne peux s’ouvrir qu’à ceux qui possèdent la bonne clef... Tout dire serait trop dire ?”. Jeanne aimait voler des bricoles dans les magasins, de temps en temps, juste par défi, peut-être aussi pour se sentir encore jeune ou pas trop rigide, ou bien braver secrètement ses parents qui avaient cela en horreur, sa mère en particulier. Elle en avait parlé librement avec “lui” qui en avait ri et, bien sûr, avec le psy, mais, en discuter avec Patrick relevait tout simplement de l’impossible. Lui avouer ce petit défaut déclencherait des semaines, des mois de querelles pénibles, de suspicion inutile. La fragile relation s’en trouverait écartelée ou même rompue car il se sentirait trahi et, inexplicablement, Jeanne ne tenait pas à le décevoir. Le mot “inexplicablement” résonna bizarrement dans son esprit et elle sentit une idée dangereuse la frôler, une vérité à laquelle elle n’avait pas vraiment envie de faire face pour l’instant. Dans le même registre, Patrick ne pouvait supporter les tenues fantasques de sa compagne. Il tenait à ce que le sac soit assorti aux chaussures et exigeait qu’elle ne combine pas n’importe quelles couleurs. Il insistait aussi pour que la vaisselle ne soit pas dépareillée lorsqu’ils recevaient des amis, même les plus intimes qui n’en avaient cure et se sentaient mis à distance par cet inutile formalisme. Pourquoi était-il donc incapable de la prendre telle que ? Pourquoi fallait-il lui cacher la véritable Jeanne qu’il ne pourrait aimer ? En cela il ressemblait beaucoup à sa mère dans ses phases conformistes, avec les mêmes exigences, les mêmes disputes et Jeanne n’aimait pas du tout faire ce rapprochement.
Elle laissa sa pensée dériver et se demanda ce qu'était devenu son compagnon du jeu du docteur. Il était à peine plus âgé qu’elle et avait été très perturbé par ce qu’ils avaient fait. Jeanne se souvenait du rouge qui lui était monté aux joues alors qu’il avait un début d'érection. Oh, ce n'était pas bien brillant compte tenu de l'âge qu’il avait et de l'appréhension, mais tout de même, elle avait découvert un sentiment de pouvoir considérable qu’elle ne soupçonnait pas. Ils n’avaient jamais pu recommencer car la fin des vacances approchait et chacun devait repartir de son côté. Ils auraient pu s'écrire mais ils ne l’avaient pas fait. Au moment où elle arrivait chez la généalogiste, elle se dit qu’elle aurait bien aimé revoir ce garçon et reparler avec lui, d’adulte à adulte, de cette expérience, savoir ce qu’il en avait retiré et comment elle avait influencé sa vie.
La généalogiste était une jeune femme d’une trentaine d'années vivant dans un immense atelier au rez-de-chaussée d’un vieil immeuble. La très grande pièce faisait fonction à la fois de bureau, de salon, de salle à manger, de chambre à coucher et de cuisine. Jeanne n’aurait pas été étonnée de voir une douche près de la bibliothèque.
L’ameublement hétéroclite surprenait. Une grande statue africaine voisinait avec une lampe de style victorien tandis que tables et chaises mêlaient ancien et produits de grande distribution. Jeanne trouvait ce décor sympathique, comme le reflet d’une âme en harmonie avec la vie.
Le cabinet respirait pourtant le professionnalisme. Les diplômes sur un des murs, le dessin naïf d’un enfant représentant un arbre généalogique, de vieux actes encadrés, les dossiers bien alignés sur les étagères et les livres soigneusement classés par taille, tout cela donnait une impression de rigueur et de passion.
Jeanne fut invitée à s'asseoir dans le salon pour prendre un café pendant que la généalogiste photocopiait les documents tout en bavardant. La discussion qui suivit n'était que de pure forme car il n’apparut aucun point obscur. La généalogiste fit cependant une seule remarque qui troubla Jeanne.
“Les prénoms sont vraiment très banaux dans votre famille, vous ne trouvez pas ?”
Jeanne était un peu prise au dépourvu, elle n’avait jamais pensé à cela.
“L'époque sans doute.”, ajouta la jeune femme “Mais cela me fait penser à “pour vivre heureux, vivons cachés”, comme si vos ascendants ne voulaient pas se faire remarquer en ayant l’air de rien.”.
Jeanne était de plus en plus décontenancée.
“Je ne sais pas. C’est possible.”
“Le travail que vous me demandez ne permettra pas de répondre à cette question : il faudrait disposer de tout le réseau familial pour dénicher les farfelus et les artistes qui se sont opposés à cette grisaille. Vous savez, il y a toujours une raison au choix des prénoms, ce peut être un hommage, une dette, ou bien une demande de pardon. Là, ce qui me frappe, c’est la banalité. Vous avez des enfants ?”
“Oui, Aglaé, Charles et Rose : vous voyez, c’est un peu moins banal.”
“Oui, un peu moins, comme si vous hésitiez entre tradition et renouveau ou entre obéissance et rébellion sans tout à fait basculer de l’autre côté.”. La
généalogiste promenait son regard sur les vêtements de Jeanne qui ne se sentit pas trop gênée par cet examen. Sa tenue reflétait une indifférence teintée de provocation et elle ne se sentait déguisée que si elle tentait de porter ce que son amie Hortense qualifiait d’ensemble “prout-prout plume dans le cul”. Tout accoutrement classique la privait immédiatement de la concupiscence des hommes car elle perdait naturel et animalité.
Jeanne était étonnée car elle s'attendait à rencontrer une personne terne dans une ambiance grise et poussiéreuse, un monstre de méticulosité portant des lunettes et des lustrines. Et voilà qu’elle était confrontée à une femme intuitive qui venait de mettre à jour en quelques minutes ce que la thérapie n’avait pas révélé en six mois. Comme si elle avait deviné les pensées de Jeanne, la généalogiste sourit.
“Vous savez, j’ai un métier très vivant. La famille, c’est le lieu des passions, de la violence et des intrigues. Chaque recherche met au jour quelque chose d'inattendu, comme si les ancêtres révélaient qu’ils ont aimé, haï, souffert comme vous et moi. Eh oui, grand-mère s’envoyait en l’air quand elle avait mon âge, après tout c’est humain.”, sourire.
Jeanne fut tout à coup dévorée par l’envie de détenir cette liberté de pensée qu'elle-même affichait sans jamais vraiment l’avoir. La généalogiste ne cherchait pas à “construire” à tout prix ni à avoir “une vie établie”, elle se contentait d’exister avec intensité. Jeanne l’imagina avec un homme comme elle se présentait là, ouverte, sûre d’elle, sûre de l’autre. Elle tenta de se justifier.
“Je suis un peu déformée par mon propre métier, je crois. Je suis Juge des Enfants et je ne vois que des parents difficiles et ingrats qui fabriquent des voyous. Je n’ai réalisé que très récemment que ces parents ont eux même des parents et des grands-parents et que le problème peut venir de plus haut. C’est d’ailleurs pour cette raison que je suis ici.”
“Oui, c’est bizarre de le réaliser si tard, surtout dans votre activité...”
La discussion porta sur les actes honteux dans les familles. Jeanne aimait bien cette femme si perspicace. Sa compréhension profonde lavait l’âme. Rien, aucun péché ne semblait pouvoir l'étonner.
“Tout sera prêt dans deux à trois mois selon les difficultés que je vais rencontrer. Je vous tiens au courant.”
La généalogiste se leva en un mouvement naturel signifiant sans équivoque que la discussion était terminée. Jeanne retourna au tribunal. Elle envia à nouveau l’assurance tranquille de cette femme.
Par
Michel Moral, Psychologue, Paris, France
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