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Au-delà du fonctionnement utilitaire de la bouche par la manducation, c'est la bouche comme zone érogène qui intéresse Freud.
Dans le séminaire X (2), Lacan insiste sur le fait que la pulsion orale issue de l'érogénéité de la bouche se dirige vers l'objet oral soit: le sein, le lait chaud qui excite la muqueuse, le pouce que l'enfant suce dans un repli narcissique...
La relation mère-enfant constitue l'archétype de la relation orale, Freud parle de relation sexuelle prégénitale.
Entre la mère et l'enfant ça commence par un corps -à -corps réel, dans lequel le nourrisson comme sujet n'a pas encore fait son apparition. Il n' y a pas de différence entre les deux, la mère est un miroir narcissique dans lequel se mire le bébé, c'est selon la deuxième topique freudienne, l'époque du moi idéal.
Tout est idéalisé, l'enfant vit une toute-puissance, la fusion avec la mère lui donne l'illusion du paradis artificiel "pour introduire le narcissisme" (3).
La mère est un objet essentiellement érotique convoité mais qui
devra aussi être perdu pour éviter à l'enfant de rester attaché à son service sexuel.
Lorsque la mère est occupée ailleurs, parce qu'elle désire hors dyade,
c'est-à-dire quand elle est divisée par un objet qui cause son désir (le père, un autre enfant...), il se produit un effet de coupure qui introduit le manque à jouir, manque à être, donnant à l'objet perdu qui cause le manque toute sa dimension symbolique. Ainsi c'est le désir et la pulsion orale qui permettront la constitution d'un objet interne, idéalisé, halluciné.
L'union des corps, des bouches, représente la relation orale à l'Autre. L'objet oral est cet objet créé, halluciné, à l'image de la jouissance première, il est le prototype du petit autre de la réciprocité imaginaire, pur écho du désir du sujet. La demande à cette période du stade oral, c'est la demande d'être nourri. En passant par son premier Autre, la mère, le jeune sujet reçoit son message sous une forme inversée, "se laisser nourrir".
Ce rapport à l'Autre maternel est un rapport de réciprocité imaginaire selon le schéma L de Lacan (4 ).
Toute différence dans la réponse de réciprocité imaginaire, crée le conflit et active le désir.
C'est le désir d'être dans l'Autre, de bouffer l'Autre ou d' être bouffé par l'Autre.
Une mère suffisamment bonne c'est celle qui introduit son enfant au désir, qui le coupe de l'objet réel du besoin, de la jouissance. En s'absentant de la relation, en introduisant dans la dyane l'alternance : présence/absence, du tiers, un signifiant par la demande, elle fruste son enfant et devient la mère réelle c'est à dire l'agent symbolique qui prive mais aussi qui fait don. Du besoin au désir, l'enfant passe par la demande qui se vocalise en appel d'amour (appel du don de la mère).
Nadia devant l'impossibilité de prélever l'objet sur le corps de l'analyste, produit le signifiant:
"mama, mama" qui surgit comme le signifiant porteur de l'objet (halluciné) à la place de
l'objet réel (5). La petite "Piggle" (6), dans la séance avec Winnicott produit les signifiants: "les miams" "babacar" et "Maman noire", ce sont des signifiants de l'angoisse nous dit Lacan dans le séminaire sur la relation d'objet (7). Ils traduisent la privation orale de l'Autre barré, la mère dont l'objet électif est la petite soeur. le signifiant noir circule comme l'objet métonymique de la perte orale.
L'objet et sa trace psychique
La difficulté pour le bébé est que cet objet vécu comme hors lui, s'oppose à son narcissisme autoérotique.
En 38, dans les complexes familiaux (8) Lacan considère le sevrage comme le complexe le plus primitif. Pour lui le sevrage est un traumatisme psychique qui va faire passer le jeune enfant de l'objet réel à l'objet du désir.
Un sevrage trop précoce peut entraîner une fixation à l'objet réel, soit à une relation orale passive. Trop tardif, il peut être vécu comme une punition des pulsions agressives, celles qui permettent au jeune sujet de s'approprier l'objet en l'hallucinant.
Nous avons vu précédemment que face au manque et à l'absence de l'objet, le bébé dans sa toute- puissance le représente comme non manquant en l'hallucinant, c'est le 1 er refoulement, l'inscription des 1eres traces psychiques de l'objet de jouissance.
L'image mnésique de l'objet désiré est associée à la satisfaction car non seulement cela apaise le besoin mais apporte une prime de plaisir que Freud qualifie de sexuelle.
Pourtant cet objet halluciné n'est pas lui-même satisfaisant, car à terme il ne comble pas totalement la faim. l'insatisfaction physiologique et psychique est ce qui va permettre à l'enfant de réellement vivre l'objet de jouissance comme manquant et de s'en sentir séparé.
Ces traces psychiques constituent le système psychique que Freud nommera : inconscient dans la 1ere topique.
L'inconscient est donc constitué de traces psychiques de l'objet de jouissance au travers d'expériences décisives comme la satisfaction par apaisement du besoin et la souffrance quand l'objet est vécu comme dangereux c'est- à- dire quand la tension est trop forte.
Le sujet ne donne valeur d'objet d'investissement que ce qui de loin ou de près a rapport avec son désir.
Dès qu'il y a manque, il y a une régression formelle (hallucination de l'objet du désir, appelé processus primaire). Cet objet libidinalisé ne correspond pas à l'objet perçu dans la réalité, il faudra un investissement de la réalité (secondarisation) pour que l'objet de la réalité reste hors hallucination.
La sexualité comprend à la fois le plaisir en tant que réduction de l'excitation même du besoin, mais elle comprend également ce qui active l'appareil psychique soit la tension nommée jouissance par Lacan.
L'oralité pathologique
C'est bien cette question de la jouissance et du débordement de l'appareil psychique qui est posée dans les symptômes de l'oralité.
Le mélancolique pense: "je ne suis rien", "je ne vaux rien" . Il y a comme une régression au stade oral, à l'identification primitive, il est ce mauvais objet, ce déchet à expulser, il se détruit car s'incorpore lui- même comme mauvais objet.
L'anorexique: peut être considérée comme une déviation de la pulsion orale. La mère gavante ne laisse pas de place au désir qui finit par se transformer en : " se nourrir de rien".
Lacan dit que la négation ne porte pas sur l'action de manger, mais sur l'objet qui est mangé. Ainsi l'anorexique n'énonce pas: " je ne mange pas" mais: " je ne mange rien".
"Manger rien" a une fonction symbolique, celle de faire valoir l'objet oral non comme un objet du besoin mais comme objet signe de l'amour de l'Autre. Ainsi le sujet tente de sauver son désir en rappelant à la mère que c'est de son amour qu'il est assoiffé et non de la nourriture.
A savoir que dans l'anorexie névrotique, c'est le ratage de la fonction symbolique qui pousse le sujet à se fixer sur un objet oral de privation et non sur le phallus imaginaire.
Du côté de l'autiste: Il n'y a pas d'Autre où prendre l'objet. l'objet sein (comme le regard, la voix, les
fèces) est sans rapport avec un Autre qui en donne le goût, le plaisir, le sens. Il n'y a pas de montage pulsionnel chez l'autiste, pas de désir.
L'objet n'est ni perdu, ni sécularisé, c'est un pur réel qu'il lèche, colle à sa bouche, refuse d'absorber, qui lui est indifférent.
Au niveau du consumérisme : la société capitaliste de surconsommation fait surgir une multitude de biens consommables et peuple notre monde d'un foisonnement d'objets de désir. Cette société qui s'enrichit par cette pléthore d' objets de jouissance se voit de plus en plus dérégulée par les manifestations de l'agressivité, l'envie, la haine, qui sont les symptômes de revendications désespérées d'une jouissance qui faute d'être apaisée, tempérée, déborde le fonctionnement psychique des sujets.
Si chaque structure clinique se fonde sur une structuration particulière du désir, on peut mesurer à travers les symptômes, les manifestations pulsionnelles de l'enfance et le rapport à la jouissance que chacune entretient . l'anorexie, le dégoût et la boulimie chez l'hystérique, la conjuration du trop de jouissance chez l'obsessionnel dans le rapport à la mère dès la petite enfance, l' engloutissement du psychotique dans un objet fusionnel ou une jouissance persécutrice venant d'un Autre barré.
Notes:
1 - Freud, Trois traités sur la théorie sexuelle infantile, PUF, 2010
2 - Lacan, Séminaire X, l'Angoisse, Seuil, 2004
3 - Freud, " Pour introduire le narcissisme" Payot 2012
4 - Lacan ," les Ecrits", éditions du Seuil, 1966,Paris
5 - R et R Lefort, "Naissance de l'Autre", le Seuil, Paris 1980
6 - Donald W.Winnicott , La petite "Piggle" Payot, 1989
7 - Lacan, Le Séminaire Livre IV, La relation d'objet, Seuil, 1957
8 - Lacan " les complexes familiaux" ,1938, Autres Écrits, Seuil 2001
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