.
En thérapie, il est reconnu par à peu près tout le monde que même si elle n’est pas négligeable, ce n’est pas la vérité historique qui importe, mais la vérité subjective du client
(1) . J’ai bien dit la vérité du client et non pas celle que le thérapeute voudrait imposer au client. Or présumer de l’existence d’un abus sexuel à l’origine de toute pathologie peut entraîner la suggestion d’un tel abus qui, de fait, n’a peut-être pas existé. Comment un thérapeute peut-il s’y prendre pour en arriver à un tel résultat ? D’abord, par la nature des questions posées : «Vous savez, selon mon expérience, beaucoup de personnes qui ont les mêmes problèmes que vous ont vécu des choses très pénibles dans leur enfance, comme avoir été battues ou abusées sexuellement. Et je me demande s’il n’y a pas quelque chose comme ça qui vous serait arrivé. » Ou encore : « Vos symptômes me laissent croire que vous avez été abusée dans votre enfance. Qu’est-ce que vous pouvez me dire là-dessus ? » Ou de façon encore plus suggestive : « Vous m’apparaissez comme le genre de personne qui a été abusée sexuellement. Dites-moi ce que ce salaud-là vous a fait !
(2)» Et puis il y a les techniques utilisées. En voici quelques-unes : l’hypnose, la régression d’âge, la visualisation guidée, l’interprétation sexualisée des rêves, la suggestion de lectures sur l’abus sexuel, l’interprétation de symptômes physiques comme des « mémoires corporelles » d’événements de l’enfance, la recommandation de se joindre à un groupe de survivants de l’inceste, la négation des doutes sur la véracité des souvenirs recouvrés
(3). Le contexte de la thérapie est important aussi, indépendamment de la technique utilisée. Connaissant le postulat de son thérapeute sur l’abus sexuel-cause-de-tous-les-maux, la « bonne cliente » pourrait répondre à son attente en découvrant tout à coup un abus sexuel dans son passé. Ça lui sera d’autant plus facile si elle a lu ou vu des films et émissions de télé sur le sujet. Il n’y a pas un talk-show américain qui n’a pas consacré au moins une émission à ce problème crucial. Il y a même des thérapeutes qui, au début de la session de thérapie, montrent des vidéos sur l’abus sexuel ou un sujet connexe. Dans le but, bien sûr, de « réveiller » des souvenirs
(4). Si la personne est sous hypnose et qu’elle est très «hypnotisable », c’est une occasion en or de créer une fausse-mémoire d’abus sexuel. Et il y aussi les attentes de la cliente. Si celle-ci est convaincue d’avoir été abusée sexuellement sans pourtant s’en souvenir, les techniques ci-devant mentionnées, si elles sont mal utilisées, peuvent l’aider à confirmer sa position. Et le pire, c’est qu’elle risque d’y croire sans qu’on sache si c’est vraiment arrivé. Et c’est là le gros problème : si une scène d’abus sexuel occulté surgit tout à coup en thérapie, que ce soit sous hypnose ou pas, il n’y a aucun moyen de dire si c’est un fait ou une fiction à moins d’une corroboration externe
(5). Par contre, Terr et Walker font remarquer à juste titre que l’abus sexuel peut avoir eu lieu même si on ne peut le faire corroborer
(6). Je suis bien d’accord avec elles, mais il faut se rappeler que cette controverse sur les fausses-mémoires se fait sur un fond de poursuites judiciaires. C’est pourquoi le débat s’est tellement polarisé, sur le modèle antagoniste de la cour. Et en cour, il faut une preuve étanche.
Le thérapeute partisan de l’abus sexuel-cause-de-tous-les-maux croit, bien sûr, à la réalité de l’abus sexuel. Il va souvent franchir une autre étape : exiger la confrontation à l’abuseur. Et là, c’est la tragédie pour bon nombre de familles. Depuis sa fondation en mars 1992 jusqu’à mai 1994, la F.M.S. Foundation a reçu 13 000 appels de parents prétendant avoir été faussement accusés d’abus sexuel, mais pas nécessairement poursuivis en justice. Une enquête menée par la F.M.S. Foundation a permis d’établir en juillet 1998 qu’il y avait eu un peu plus de 800 poursuites par des enfants contre au moins un parent accusé d’abus sexuel. L’apogée se situe entre les années 1992 et 1994. La fréquence a diminué considérablement par la suite. La même enquête révèle 152 cas de poursuite d’une tierce partie contre un thérapeute et 139 cas de poursuite d’un ex-client contre son thérapeute
(7). Dans l’État du Massachusetts, de 1990 à 1994, il y a eu quatre cas de poursuite après recouvrement de réminiscences traumatiques. Un de ces cas concernait un prêtre qui avait abusé de nombreux enfants, dont plusieurs avaient occulté l’abus. Seulement en 1993, toujours dans le même État, il y a eu 2149 cas d’abus sexuels certifiés, et 400 hommes étaient en prison pour délits sexuels contre des enfants et 575 étaient en probation. Si l’on compare ces statistiques, on ne peut pas dire que c’est la ruée vers les études légales comme le laissent entendre certains médias. Selon le ministère de la Justice, il y a aux États-Unis à chaque année 250 000 enfants qui sont abusés sexuellement
(8). Je présume que les abuseurs ne sont pas tous des étrangers. En fait, c’est tout le contraire. Une étude sur l’exploitation sexuelle des enfants révèle que seulement 4% des agresseurs sont des inconnus, alors que 47% sont membres de la famille et 49 % , des
connaissances (9).
La False Memory Syndrome Foundation, comme son nom le laisse entendre, nie la véracité d’un abus sexuel découvert au cours d’une thérapie. Mais que veut dire au juste le « syndrome de la fausse-mémoire » ? D’après Kihlstrom, c’est :
[...] un état selon lequel l’identité et les relations interpersonnelles d’une personne gravitent autour d’un souvenir d’une expérience traumatique, souvenir objectivement faux, mais auquel la personne croit fermement. Notez que le syndrome n’est pas caractérisé par de fausses-mémoires comme telles. Nous avons tous des souvenirs qui sont inexacts. On peut diagnostiquer le syndrome quand le souvenir est si profondément enraciné qu’il influence toute la personnalité et le style de vie d’un individu, empêchant ainsi tout autre comportement adapté. L’analogie avec un trouble de la personnalité est intentionnelle. Le syndrome de la fausse-mémoire est particulièrement destructeur parce que la personne évite systématiquement toute confrontation avec ce qui remettrait en cause la validité du souvenir. Ainsi, il prend une vie par lui-même, encapsulé et résistant à toute modification. La personne peut devenir tellement centrée sur le souvenir que ça l’empêche de faire face aux problèmes de sa vie
quotidienne (10) ".
J’avoue avoir été étonné à la lecture de ce texte qui est la description d’une idée fixe à la Janet, avec les différences que celle-ci opère au niveau subconscient et qu’elle n’origine pas a priori d’un souvenir traumatique faux. En respectant ces différences majeures, ce texte décrit l’état de certaines personnes qui arrivent en thérapie. Si j’ai bien compris, la F.M.S. Foundation fait de la thérapie le point de départ de cette obsession d’avoir été abusé sexuellement. Pour en arriver à un pareil résultat — « un trouble de la personnalité » —, il faut que le thérapeute adepte de l’abus sexuel-cause-de-tous-les-maux travaille vraiment fort ! Je comprends mieux maintenant Yapko quand il reconnaît que dans la plupart des cas où il a été impliqué pour corriger une situation de fausse-mémoire, ce n’est qu’après plusieurs sessions de thérapie et longtemps après que le thérapeute eut mentionné l’abus sexuel comme une possibilité que le souvenir en est apparu
(11). Loftus parle de « travail de mémoire approfondi (12)» . Read et Lindsay mentionnent aussi la nécessité d’une forte influence pour la création d’une fausse-mémoire d’abus sexuel
(13). Il est à noter qu’il n’y a aucune preuve scientifique de l’existence d’un tel syndrome
(14).
La F.M.S. Foundation a fait appel à des experts, dont Elizabeth Loftus, une psychologue bien connue pour ses recherches sur la mémoire. Très préoccupée par la détresse des familles accusées tout à coup d’abus sexuel, elle a écrit un ouvrage au titre assez révélateur de son opinion : The Myth of Repressed Memories. Un autre ténor de cette école de pensée est Richard Ofshe qui, avec Ethan Watters, a écrit lui aussi un livre sur la question au titre non moins révélateur : Making Monsters. Il a dédié son livre à ses parents. Les parents ont donc leurs défenseurs. Mais qu’arrive-t-il dans tout ça aux victimes d’abus sexuel qui n’ont quand même pas cessé d’exister malgré ces prises de position radicales ? Au pire, elles risquent de passer pour des menteuses et, au mieux, pour des naïves exploitées par des thérapeutes incompétents ou sans scrupules. Loftus et Ohshe, la main sur le cœur, déplorent solennellement le drame des abus sexuels
(15). À condition, bien sûr, de s’en rappeler...
Devant l’ampleur de cette controverse, l’American Psychiatric Association, l’American Medical Association et l’American Psychological Association ont chacune formé un comité d’experts pour étudier la question et formuler une prise de position. Ces trois organisations professionnelles reconnaissent toutes la réalité d’abus sexuels occultés
(16). Spiegel et Scheflin sont tout à fait d’accord avec ceux qui qualifient « d’irresponsable » l’attitude de ceux qui nient cette réalité
(17). McConkey et Sheehan consacrent à peine deux lignes de leur excellent ouvrage sur l’hypnose et la mémoire pour rejeter cette position du revers de la main
(18). D’autres ont consacré un peu plus d’espace pour réfuter les allégations de Loftus, en particulier sur les fausses-mémoires. Olio fait remarquer que Loftus semble confondre possibilité avec probabilité et réalité et qu’elle généralise indûment à partir d’études en laboratoire. Elle ajoute qu’il n’y a aucune évidence scientifique présentement pour prouver qu’on peut créer une fausse-mémoire d’abus sexuel chez quelqu’un qui n’a pas de traumatisme dans son passé
(19). Commentant l’article souvent cité de Loftus intitulé « The Reality of Repressed Memories », Byrd souligne les points positifs soulevés par l’auteure concernant en particulier les attentes du thérapeute et leur influence possible sur la mémoire du client, mais il déplore l’insensibilité de Loftus pour les personnes abusées sexuellement qui voient leur crédibilité remise en question. Il termine en ajoutant que son message eût été plus pondéré et mieux accueilli par les cliniciens qui traitent des victimes d’inceste, eût-elle démontré plus de respect pour cet aspect du problème
(20). Chose certaine, Loftus n’a pas été bien accueillie par un auditoire de psychologues et de psychiatres à San Francisco qui l’ont sifflée et huée
(21). C’est malheureusement là où on en est rendu. Des professionnels sont devenus ennemis à cause de cette controverse, qui se poursuit avec férocité autant devant les tribunaux qu’en psychiatrie et en psychologie académique
(22). On n’a qu’à lire le rapport de l’American Psychological Association pour constater le fossé, pour ne pas dire l’abîme, qui sépare les chercheurs et les praticiens.
L’American Psychiatric Association est particulièrement inquiète de la tournure de ce « débat passionné » qui pourrait discréditer le témoignage de personnes traumatisées par un abus sexuel
(23). Les psychanalystes Davies et Frawley qui, soit dit en passant, reconnaissent la réalité des abus sexuels, déplorent ce « cirque médiatique » qui banalise une souffrance profonde présente depuis longtemps et qui risque de rendre certains cliniciens sceptiques face à des cas d’abus sexuel en pensant que ces clients ne font qu’obéir à une mode. Dans leurs conversations avec des collègues portant sur les problèmes inhérents au traitement de l’abus sexuel, ces deux cliniciennes ont rencontré de l’incrédulité ou une réaction de malaise, comme s’il ne fallait pas aborder ce sujet ou ne le faire qu’à voix basse
(24). Gannon voit dans la F.M.S. Foundation une question sociopolitique. L’acceptation de l’abus sexuel comme une réalité est relativement récente dans la société américaine. Il faut s’attendre à un mouvement de résistance
(25). Cette résistance d’une société à reconnaître le passé comme ayant une influence sur les difficultés du présent, impliquant ainsi les parents, est un des leitmotive de l’œuvre d’Alice Miller, qu’elle a exprimé entre autres dans son excellent ouvrage au titre très significatif : La Connaissance interdite : affronter les blessures de l’enfance dans la thérapie. Je pense que cette ex-psychanalyste a raison quand elle écrit :
Nous ne pouvons pas faire que les souffrances de l’enfant n’aient pas été, ni en accusant les parents ni en les défendant, mais nous pourrions peut-être aider à éviter des souffrances futures si, par besoin de nous défendre ou de défendre nos parents, nous n’étions pas obligés de nier la vérité. La vérité est que notre névrose actuelle ne résulte pas de frustrations ni de conflits pulsionnels mais de lourds traumatismes narcissiques (humiliations, vexations, abus sexuels, minimisation de la souffrance de l’enfant, etc.) et de la nécessité de leur refoulement. Ces traumatismes sont d’autant plus fréquents que l’opinion publique sait peu de choses de leurs effets pathogènes et de leurs conséquences pour la société
(26).
Bien souvent, ce n’est pas ce qu’on sait qui rend malade, mais ce qu’on ignore. C’est tout le fondement des thérapies qui utilisent le rappel différé de souvenirs occultés. Or cette controverse aux États-Unis s’attaque de front à ce genre de thérapie. Dans plusieurs États américains, des membres et des sympathisants de la F.M.S. Foundation ont tenté d’obtenir une législation qui, entre autres, ferait passer pour un crime la pratique de la thérapie basée sur le rappel différé de souvenirs. Des organisations professionnelles, dont l’American Psychological Association, ont fait échouer ce genre de projet
(27). Il n’y a donc pas que les victimes d’abus sexuels d’affectées par la controverse sur les fausses-mémoires, mais les cliniciens eux-mêmes
(28) . La F.M.S. Foundation ne fait pas dans la dentelle quand vient le temps de dénoncer ceux qui osent croire à la possibilité d’un abus sexuel occulté. Ces gens-là souffrent de troubles psychologiques, en particulier de paranoïa. Ils ont la mentalité d’une secte. Ce sont des fascistes. Surtout, on pourrait les accuser d’être des «true believers» d’après l’ouvrage bien connu de Hoffer intitulé The True Believer. Ce personnage refuse de reconnaître l’évidence, n’agit pas selon la raison et la bonne foi, mais par peur et préjugé. C’est un fanatique inspiré par une haine profonde. Il faudrait peut-être rappeler ici que Pamela Freyd, la fondatrice de la F.M.S. Foundation, a une fille, Jennifer, qui a accusé son père de l’avoir abusée sexuellement. Comme elle n’a jamais voulu se rétracter, ses parents l’ont harcelée de toutes les manières. Pamela Freyd compare le comportement de sa fille à celui de la Gestapo. Ô projection, quand tu nous tiens !
Elizabeth Loftus, la grande prêtresse des fausses-mémoires, se compare à Oskar Schindler, ce financier qui a arraché des centaines de Juifs à la mort aux mains des Nazis :«Je me sens comme Oskar Schindler. Il y a ce besoin désespéré de travailler aussi vite que je le peux». Nous en sommes rendus à
l’Holocauste ! Étonnant rapprochement: Elizabeth Loftus, consultante de la F.M.S. Foundation, et Oskar Schindler. Pourtant, c’est cette même dame, qui s’identifie à la plus pure rigueur scientifique, qui ridiculise les cliniciens qui croient en la réalité des abus sexuels occultés en les traitant de «true believers»
(29).
Kluft, un expert dans le traitement des cas de trouble de l’identité, tout en trouvant cette situation alarmante, ne peut s’empêcher d’en apprécier certains aspects amusants. Ceux qui s’autoproclament les défenseurs de la science et qui
s’autodéclarent experts sur la question des fausses-mémoires sont des gens qui n’ont aucune expertise dans le traitement des personnes traumatisées. Pourtant, ils disent aux cliniciens quoi faire et ne pas faire, sans se préoccuper de démontrer la validité écologique de leurs recherches par rapport au domaine du traumatisme psychique. Whitfield désigne cette imposture sous le nom de «false expert syndrome». Kluft en remet en appelant ça le «false expensive expert syndrome», dont l’acronyme est «FEES» pour «honoraires». Car ces «experts» sont appelés à témoigner pour la défense dans des cas de poursuite pour abus sexuel, occupation somme toute assez lucrative
(30).
Quoi qu’il en soit, les cliniciens aux Etats-Unis sont sur la défensive. Réagissant à l’article de Loftus « The Reality of Repressed Memories », trois intervenants auprès de victimes d’abus sexuel ont adopté la politique de ne pas utiliser l’hypnose comme moyen d’établir l’existence de souvenirs occultés
(31). Comme s’ils en étaient fiers ! Car la bête noire, c’est l’hypnose, le sida de la mémoire ! Comme si la mémoire devenait sous l’influence de l’hypnose une source intarissable de confabulations, d’erreurs, de distorsions, de fictions, de fantaisies et de je ne sais quoi encore qui est sûrement faux ! C’est la mode de dénoncer l’hypnose et son danger de contamination pour la mémoire. Kluft a raison de dire que «les généralisations caricaturales et simplistes au sujet des dangers de l’hypnose ont discrédité l’utilité de ce vénérable outil clinique pour le traitement des personnes traumatisées.
(32)» C’est comme si pour se conformer à la rectitude non pas politique, mais thérapeutique, il ne fallait pas utiliser l’hypnose et la régression d’âge de peur de créer des fausses-mémoires
(33). Ce genre de surenchère devient agaçant. Sur ce sujet, j’aimerais mentionner l’article de Lynn et Nash sur la contamination possible de la mémoire par l’hypnose, car il a quelque chose de rafraîchissant. En effet, après avoir passé en revue les facteurs possibles de contamination de la mémoire par l’hypnose concernant surtout la création possible de fausses-mémoires, ces deux auteurs n’en concluent pas moins qu’on ne peut déconseiller l’usage de l’hypnose en thérapie, car en fait on ignore jusqu’où peut être influencée la mémoire de personnes qui ont été traumatisées ou soumises à de fortes émotions. Autrement dit, ils ont l’honnêteté d’avouer que les conclusions d’études en laboratoire sur lesquelles est basé leur article ne sont pas généralisables en thérapie
(34). Dans un autre article, Nash démontre que l’abus sexuel occulté peut exister tout comme une fausse-mémoire d’abus sexuel et il affirme que « l’hypnose peut être très efficace et devrait continuer à être utilisée ». Il ajoute que c’est la vérité du client qui est importante et non la vérité historique et que, parfois, elles peuvent être presque identiques ou diverger considérablement
(35).
Pour remettre les pendules à l’heure sur cette question de l’hypnose et de la mémoire, l’American Society of Clinical Hypnosis (ASCH) a formé un comité d’experts qui ont publié leur rapport en 1995. Il me paraît nécessaire de citer ici quelques extraits de ce rapport où l’on fait une remarque très importante sur deux sortes d’orientation en recherche sur l’hypnose et la mémoire. D’une part, on étudie la mémoire normale pour mettre en relief sa faillibilité exprimée par ses inexactitudes et ses distorsions. D’un autre côté, on étudie l’exactitude et la persistance de la mémoire dans des situations de la vie réelle marquées par de fortes émotions, allant jusqu’au traumatisme
(36). L’ouvrage édité par Helen Pettinati et intitulé Hypnosis and Memory reflète la première perspective tandis que la seconde se retrouve dans celui édité par Christianson dont j’ai déjà fait mention. Il va sans dire que la première orientation s’en donne à cœur joie dans la controverse sur les fausses-mémoires. Le rapport reconnaît que ce débat a présenté l’hypnose « de façon très négative » et il déplore l’insistance de la recherche sur la faillibilité de la mémoire pour les détails d’un événement et souhaite qu’on fasse autant d’efforts pour étudier l’exactitude sans doute imparfaite mais tout à fait valable de souvenirs traumatisants
(37). Il est utile de rappeler que l’ASCH est la société scientifique professionnelle formée de professionnels de la santé mentale utilisant l’hypnose la plus considérable en Amérique du Nord. L’un de ses objectifs est de fixer des standards élevés pour la formation et la pratique dans le domaine de l’hypnose clinique. Je me permets d’ajouter qu’un des onze membres du comité interdisciplinaire chargé de revoir la littérature et de préparer le rapport, Alan Scheflin, a écrit avec David Spiegel l’article que j’ai trouvé le plus objectif et le plus pondéré sur toutes ces questions de l’hypnose, de la mémoire et des fausses-mémoires, à l’occasion d’un procès où Spiegel témoignait pour la défense en même temps qu’Elizabeth Loftus
(38). Lenore Terr était le témoin-expert pour la poursuite. Elle raconte ce procès dans son livre intitulé Unchained Memories : True Stories of Traumatic Memories, Lost and Found (1994,1-60), ouvrage très intéressant et éclairant sur les réminiscences traumatiques.
Étant donné l’importance fondamentale de la mémoire et de l’hypnose pour une thérapie fondée sur le rappel différé de souvenirs traumatisants via la régression d’âge ; étant donné les nombreuses faussetés véhiculées à l’occasion de la controverse des fausses-mémoires, faussetés émanant surtout de généralisations indues à partir d’études en laboratoire, je vais citer quelques extraits du rapport qui devraient replacer les choses dans leur véritable perspective :
à peu près tout le monde reconnaît que les souvenirs sont malléables et pas nécessairement exacts, mais il n’y a pas consensus sur l’étendue et les causes de cette malléabilité (p. 5) ;
les souvenirs à teneur émotionnelle peuvent être encodés différemment et être relativement durables et exacts quant aux éléments majeurs, lesquels semblent mieux retenus et moins susceptibles d’oubli (p. 4) ;
la mémoire autobiographique peut être très exacte, surtout pour les événements à teneur émotionnelle, voire traumatisante (p. 4) ;
il est absolument nécessaire que les professionnels se fassent une opinion éclairée et pondérée sur la mémoire et qu’ils ne se laissent pas influencer par des positions extrêmes qui représentent une généralisation indue à partir d’études sur la mémoire normale non stressée (p. 4) ;
des souvenirs « refoulés » existent (p. 5) ;
un souvenir recouvré d’abus sexuel est d’une authenticité incertaine, qui doit être soumise à une vérification externe (p. 5) ;
il est faux que le rappel d’un événement fait sous hypnose est moins fiable que le rappel fait sans hypnose (p. 5-6) ;
c’est une violation des standards fondamentaux de la recherche que d’appliquer les conclusions d’études faites en laboratoire sur la mémoire normale à une population de victimes d’abus qui ont des souvenirs traumatisants (p. 6) ;
les enfants ont tendance à se rappeler très bien les détails d’un événement traumatisant ; il est rare qu’une suggestion erronée concernant un événement autobiographique important modifie le récit de l’enfant (p. 7) ;
la littérature abonde sur l’amnésie consécutive à un traumatisme (p. 7-8) ;
on peut retrouver des souvenirs occultés (p. 8-9) ;
sans corroboration externe, les souvenirs retrouvés en thérapie, avec ou sans hypnose, ne peuvent être considérés comme parfaitement exacts ; en fait, ceci est vrai de n’importe quel souvenir (p. 10) ;
les études en laboratoire sur l’hypnose et la mémoire ont ignoré la pertinence d’avoir des sujets qui ont personnellement vécu une forte émotion ou un traumatisme (p. 12) ;
comme un traumatisme peut améliorer l’encodage, il peut aussi en bloquer le rappel (p. 12) ;
parce que les chercheurs en laboratoire n’ont pas étudié l’impact d’un abus sexuel dans l’enfance ou de n’importe quel autre abus sur la mémoire ou l’impact de l’hypnose avec des sujets qui ont été traumatisés, leur témoignage sur le peu de fiabilité de la mémoire a peu de pertinence quant à l’exactitude des souvenirs retrouvés en thérapie (p. 12) ;
l’hypnose n’aide pas au rappel de matériel insignifiant, mais peut faciliter celui concernant un vécu personnel et émotionnel (p. 13) ;
parce que l’hypnose est considérée par plusieurs comme une dissociation et parce que plusieurs victimes de traumatisme entrent dans un état dissocié pendant et après le traumatisme, l’utilisation de l’hypnose peut faciliter le rappel et l’intégration de ces souvenirs (p. 15) ;
l’hypnose n’est pas magique en facilitant l’hypermnésie, mais elle peut aider certains individus à se rappeler des souvenirs particulièrement émotifs (p. 15) ;
donner des suggestions hypnotiques pour une régression d’âge et pour une reviviscence ne sont pas des variables associés à la création de fausses-mémoires
(p. 18) ;
il est faux de prétendre que l’hypnose cause nécessairement une inexactitude dans un souvenir (p. 18) ;
on peut par suggestion produire des faux-souvenirs sans hypnose (p. 18) ;
de fausses croyances sont susceptibles d’apparaître en psychothérapie par l’interaction des facteurs suivants : 1)
l’hypnotisabilité ; 2) l’incertitude par rapport au passé ; 3) des questions biaisées ; 4) des influences sociales extrathérapeutiques, par ex. : pairs, famille, groupe d’aide et les croyances du milieu (p. 18-19).
D’aucuns trouveront peut-être que j’ai bâti là une liste de truismes. À cela, je ne peux que répondre que dans la controverse sur les fausses-mémoires la prudence consiste à rappeler où en est l’état de la science sur les questions de l’hypnose et de la mémoire. N’oublions pas qu’après plus d’un siècle d’études sur les traumatismes occultés, l’Americian Psychiatric Association, l’American Medical Association et l’American Psychological Association se sont quand même senties obligées de publier un document pour confirmer leur existence.
Jean
Côté, psychologue © Copyright 2004.
NOTES
1.
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2.
Belli, R. F. et Loftus, E. F. (1994). Recovered memories of childhood abuse: A source monitoring perspective. Dans S. J. Lynn et J. W. Rhue (éds) Dissociation ( 415-433). New York: The Guilford Press, p. 425-426.
3.
Lindsay, D. S. et Read J. D. (1994). Psychotherapy and memories of childhood sexual abuse: A cognitive perspective. Applied Cognitive Psychology, 8, p. 299; Loftus, E. F. (1994). The repressed memory controversy. American Psychologist, 49, p. 443.
4.
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5.
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7.
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9.
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10.
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11.
Yapko, 1994, p. 126.
12.
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13.
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14.
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17.
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20.
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21.
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