Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens

de Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois
(nouvelle édition augmenté – préface de Boris Cyrulnik)

Déjà plus de 300 000 exemplaires vendus Traduit dans une douzaine de langues Sans doute vous arrive-t-il régulièrement de vouloir obtenir quelque chose d’autrui. Vous voulez que votre voisin s’occupe de votre chien pendant les vacances, que Solange vous accompagne à La Baule, que votre fils pratique votre sport favori, que votre femme réduise sa consommation de tabac, que vos employés prennent part à une formation, que vos amis viennent manifester avec vous contre l’implantation d’une centrale nucléaire, que vos clients essayent votre nouvelle savonnette, etc.

Comment vous y prenez-vous ? Vous pouvez exercer votre pouvoir mais encore faut-il que vous en ayez. Vous pouvez convaincre, mais encore faut-il que vous soyez doué pour la persuasion. Vous pouvez aussi faire usage de manipulation, ce qui ne demande que l’apprentissage de certaines techniques.
Ces techniques font l’objet, depuis plusieurs décennies, d’importantes recherches. On en parle peu en France, probablement par pudibonderie — à moins que ce ne soit pour mieux les réserver aux manipulateurs professionnels ?

Les auteurs ont pensé que les honnêtes gens devaient savoir, étant de potentiels manipulateurs et à coup sûr de potentiels manipulés. Ils ont voulu que cet ouvrage les aide à agir, à se défendre, à mieux comprendre, et pourquoi pas, à mettre en oeuvre à leur tour ces techniques qui ont fait leurs preuves.

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VOICI UN EXTRAIT.
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Le pied-dans-la-porte
Les bonnes actions de Madame O.

Madame O. est aux quatre cents coups les samedis matin. C’est le jour du ménage et des courses de la semaine. On ne peut malheureusement pas tout acheter par correspondance aux Trois Dolmatiens. Ce samedi-là, Madame O. ne déroge pas à ses habitudes. Sept heures, elle fait déjà ses vitres. Huit heures, tout en prenant son petit-déjeuner, elle arrose les plantes du salon. Neuf heures, elle achève ses sols. Dix heures, il est temps, après une bonne douche, de courir au supermarché. Par chance, elle a récupéré, hier, sa voiture qui était immobilisée depuis quinze jours. Au moment où elle s’apprête à démarrer, un jeune homme lui demande gentiment si elle veut bien lui consacrer deux minutes. Évidemment, elle préférerait ne pas perdre son temps, mais comment refuser deux minutes à quelqu’un qui vous les demande gentiment ? D’ailleurs, il n’a pas attendu son approbation :

« Nous mettons en garde la population contre un projet de nouvelle rocade qui risque de défigurer notre quartier sans résoudre pour autant les problèmes de circulation. Vous êtes au courant, je suppose ? »
La presse locale a effectivement évoqué ce projet, mais Madame O. n’y a jamais vraiment prêté attention. Le jeune homme poursuit :
« Cette rocade dénaturerait complètement les berges de notre fleuve, actuellement si agréable, et créerait un engorgement quasi permanent place de la Cathédrale, ce qui, vous en conviendrez, n’est pas fait pour faciliter le recueillement. »
Madame O. ne peut qu’être sensible à ces arguments de bon sens. Elle signe donc la pétition que lui tend le jeune homme, après avoir assez machinalement écrit son nom et son adresse. Il faut dire qu’elle est déjà en train de programmer son parcours dans le supermarché.
Dix heures et demie, la voilà enfin sur le parking du supermarché. Pour une fois, elle trouve une place à l’ombre et un caddie à proximité. L’éclatement d’une bouteille, tout près, attire son attention. Une maladroite vient de répandre le contenu de son sac à provisions.

« Quelle empotée », pense Madame O., hâtant le pas vers l’entrée de la galerie marchande.
Elle connaît le supermarché comme sa poche et l’emplacement des divers produits et denrées n’a guère de secret pour elle. En moins d’une heure, l’opération est terminée. Un détour par le rayon charcuterie – elle a bêtement oublié le saucisson d’âne dont son mari raffole – et il ne reste plus à Madame O. qu’à choisir la caisse la moins encombrée. Pas si simple un samedi matin. Par bonheur, en voici une qui s’ouvre.
Elle ne sera que la troisième. « Vous pourriez garder mon tour, lui demande la petite vieille qui la précède, je viens subitement de me rendre compte que j’ai oublié le chocolat pour mon petit-fils.
– Allez-y, Madame, vous avez le temps », répond avec bienveillance Madame O.

À peine midi.
« C’était une aubaine cette caisse, je n’aurai finalement pas trop attendu. »
Elle en profite pour flâner un moment dans la galerie. Ici, elle s’informe du prix d’un service à thé ; là, elle choisit son futur maillot de bain ; là encore, elle prend conseil sur la meilleure façon de soigner ses fougères naines.
Il est temps de rentrer malgré tout. En face d’elle, de l’autre côté de la grande porte automatique, une hôtesse surmenée laisse choir une rame de prospectus.
« La pauvre », compatit à l’usage des honnêtes gens Madame O. Elle abandonne son caddie et la voilà qui s’empresse d’aider la malheureuse à rassembler des prospectus.
Quatorze heures, Madame O. peut enfin profiter du confort qui lui offre son nouveau canapé. Elle a fini par s’habituer à sa couleur rose. Elle se serait sûrement endormie si le téléphone n’était venu perturber la quiétude du moment.

« Allô, Madame O. ? Content de vous avoir au bout du fil. Je suis André Fenouillère, secrétaire du Comité de défense de l’environnement de votre quartier. Nous avons besoin actuellement de gens de bonne volonté pour nous aider à mettre en garde la population contre le projet de rocade sud dont vous avez certainement entendu parler.

Nous avons besoin de quelqu’un, cet après-midi, pour distribuer des tracts sur le boulevard Paul-Vaillant-Couturier. Aussi, je me permets d’appeler les gens du quartier…
Évidemment, vous faites ce que vous voulez, mais votre concours nous serait très précieux.
– Combien de temps cela me prendrait-il ?
– Une heure, deux maximum. »
C’est ainsi que Madame O. fut conduite à distribuer des tracts, deux heures durant, un samedi après-midi.

Ne tombez pas dans le panneau

Dans le récit précédent, Madame O. est amenée à réaliser deux conduites significatives.
La première est ce qu’on appelle communément une bonne action : aider quelqu’un dans l’embarras ; la deuxième relève plutôt du militantisme : distribuer des tracts pour une bonne cause. Si nous disons que Madame O. « est amenée à » réaliser ces deux conduites, c’est parce que dans les deux cas, nous pouvons repérer dans la trame des événements la structure d’un phénomène que les commerçants connaissent au moins aussi bien que celui d’amorçage ou de leurre : le phénomène du pied-dans-la-porte.
Dans les deux cas, en effet, cette conduite décidée en toute liberté a été « préparée » par une première conduite peu coûteuse, pour ne pas dire totalement anodine. Ainsi, le comportement d’aide à l’hôtesse a été préparé par le fait de garder le tour de quelqu’un dans une file d’attente, et le comportement militant a été préparé par le fait de signer une pétition.
Ces comportements préparatoires sont donc des plus courants. Ils sont de ceux qu’on réalise volontiers dans l’existence sociale sans avoir le sentiment de mettre le doigt dans un quelconque engrenage. Et pourtant, ces comportements sont suffisants pour rendre plus probable la réalisation d’autres comportements similaires, même s’ils sont plus coûteux.
Nous avons vu que Madame O., avant d’avoir gardé le tour de la vieille dame à la caisse du supermarché, n’a pas émis de comportement d’aide, alors qu’elle en avait l’occasion (aider la personne qui venait de renverser son sac sur le parking), comportement d’aide qu’elle n’émettra qu’après y avoir été « préparée » par le service fortuit rendu à la vieille dame, lors d’une seconde occasion (chute de prospectus).
De la même façon, nous pouvons penser, bien que le récit ne nous éclaire pas à ce propos, que sans la signature tout aussi fortuite d’une pétition, Madame O. n’eût jamais accepté de distribuer des tracts. Une différence apparaît cependant entre ces deux couples d’événements.
Dans un cas, le second comportement est obtenu sans que Madame O. ait fait l’objet d’une sollicitation de la part d’autrui. C’est spontanément qu’elle s’est précipitée vers l’hôtesse pour l’aider à ramasser ses prospectus.
Dans l’autre cas, c’est en réponse à la demande d’autrui qu’elle distribue des tracts.
La séquence qui amène Madame O. à distribuer des tracts est caractéristique d’une procédure de pied-dans-la-porte classique dans laquelle le comportement attendu fait l’objet d’une requête explicite. La séquence qui amène Madame O. à aider l’hôtesse est à l’usage des honnêtes gens caractéristique d’une procédure de pied-dansla-porte avec demande implicite. Dans cette dernière, le comportement attendu est sollicité par les circonstances, mais il n’est pas explicitement demandé.
Les réalisations expérimentales de tels phénomènes sont aujourd’hui fort nombreuses.
C’est à Palo Alto, en Californie, que Freedman et Fraser (1966) réalisèrent les premières démonstrations expérimentales de l’effet de pied-dans-la-porte. Ces démonstrations ont d’autant plus d’intérêt qu’elles furent menées sur le terrain auprès d’authentiques ménagères.
Dans une première expérience, les chercheurs avaient pour projet d’inciter des ménagères à recevoir chez elles, soi-disant dans le cadre d’une enquête portant sur les habitudes de consommation des familles américaines une équipe de cinq ou six hommes après les avoir averties, d’abord que l’enquête était relativement longue (deux heures environ), ensuite que les enquêteurs devaient avoir toute liberté pour fouiller dans la maison afin d’établir la liste complète des produits de consommation courante s’y trouvant. Il s’agissait donc d’une requête difficilement recevable et, de fait, moins d’un quart des ménagères s’y soumirent spontanément : 22,2 % très exactement dans la condition contrôle. Le recours à la technique du pied-dans-la-porte allait permettre à Freedman et Fraser de doubler le nombre de ménagères qui acceptèrent qu’une telle enquête fût conduite chez elles. La méthode utilisée consista à amener dans un premier temps les ménagères à participer à une courte enquête téléphonique (acte préparatoire) : répondre à huit questions anodines sur leurs habitudes de consommation. Trois jours plus tard, elles étaient sollicitées pour recevoir chez elles l’équipe précédente d’enquêteurs. En procédant ainsi, c’est-à-dire en faisant précéder la requête finale coûteuse (recevoir chez soi cinq ou six enquêteurs) par une requête initiale peu coûteuse, mais mettant en jeu un comportement permettant une même identification (participer à une courte enquête téléphonique), Freedman et Fraser parvinrent à obtenir un taux d’acceptation de 52,8 %. De 22,2 % à 52,8 %, le gain peut surprendre. […] Lisez la suite…

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