Il faut que vous m’aidiez…
Mathilde leva les yeux vers la pendule de son bureau. Il était presque 19 heures. Elle attendait une nouvelle patiente, une certaine Ivana. C’était joli, ce nom, ça lui rappelait la grand-mère de son mari, arrivée enfant avec ses parents à Ellis Island, à la grande époque de l’immigration vers les États-Unis. Ivana venait-elle aussi d’un pays de l’Est ? Au téléphone, hier, elle parlait sans accent. Elle avait été plutôt énergique voire un peu pressante. Il lui fallait absolument un rendez-vous d’urgence, elle l’avait quasiment exigé. Par chance un créneau venait de se libérer, et Mathilde avait pu la caser dès le lendemain.
19h10… Mathilde eut un sourire amusé : souvent, les gens très pressés finissaient par ne pas honorer le rendez-vous obtenu au forcing. Elle commençait à se demander ce qu’elle ferait du temps libéré si Ivana ne venait pas. Elle lirait un article ou quelques pages d’un livre, passerait un ou deux coups de fil… ? Soudain, l’interphone sonna.
19h15. Il ne resterait à la nouvelle patiente qu’une demi-heure d’entretien. Ce n’était pas la meilleure façon de commencer, mais Mathilde se dit qu’elle verrait bien.
Une jeune femme un peu échevelée entra rapidement, tout en s’excusant de façon désordonnée, irritée.
— Désolée d’être en retard, mais le métro s’est arrêté entre deux stations, j’ai cru qu’il ne repartirait jamais ! Et le téléphone ne passait pas. J’ai essayé de vous appeler mais rien à faire. En plus, votre adresse, c’est d’un compliqué à trouver ! Cette impasse est minuscule ! C’est bien simple : personne ne la connaît ! Je ne me rappelais plus vos explications, et comme j’étais déjà en retard, je n’ai pas voulu m’arrêter pour téléphoner. Finalement, quelqu’un a pu me renseigner, mais quelle galère ! Sans interrompre son flot de paroles, Mathilde lui avait indiqué le divan, sur lequel Ivana se laissa tomber en poussant un grand soupir. Elle jeta un coup d’oeil rapide à la thérapeute et, en ôtant son imperméable, se lança d’emblée dans un long monologue.
— Vous comprenez, ce n’est plus possible ! J’espère vraiment que vous pourrez faire quelque chose pour moi. Entre les élèves qui sont de plus en plus insupportables et ma copine qui me met la pression… J’ai besoin d’une solution, et vite ! Vous comprenez ? Je ne peux plus vivre comme ça ! On m’a parlé de vous, il paraît que vous pouvez m’aider à reprendre ma vie en main. Enfin, moi, j’ai surtout envie que vous m’aidiez à garder ma relation, parce que j’ai peur que mon amie s’en aille. Elle ne cesse de répéter que je suis insupportable… Ça risque de se terminer comme avec Jean…
— Jean ? Vous avez eu un compagnon homme, avant ?
— Oui, Jean est le père de mon fils, Jonas. C’est lui qui l’élève. Mais je peux le voir quand je veux.
— Vous vous entendez bien ?
— Avec Jean ? Non, je le hais ! C’est un sale type.
— Mais… Votre fils vit avec lui ?
Ivana baissa les yeux d’un air gêné, et Mathilde s’en voulut d’avoir mis le doigt si vite sur un domaine manifestement sensible. Elle s’était laissé entraîner par la précipitation de sa patiente, au lieu de prendre le temps de réfléchir.
— Oui, reprit Ivana d’un ton las. Je lui ai laissé mon fils, parce que même s’il est moche avec moi, je savais qu’il élèverait mieux Jonas que moi. J’ai tellement peur d’être une mère horrible, comme la mienne…
Tout en l’écoutant, Mathilde observait les gestes de la jeune femme, vifs, un peu saccadés. Son visage semblait perpétuellement parcouru d’émotions fortes et de douleurs. Son corps athlétique et ses épaules musclées contrastaient avec une poitrine si menue qu’on l’aurait dite serrée par un étau, comme pour l’empêcher de respirer librement. Les vêtements qu’elle avait choisis étaient de belle coupe, sans pourtant aller tout à fait ensemble. C’était curieux cet effet presque harmonieux auquel il manquait un petit quelque chose… Pour garder le cap de cette première rencontre, Mathilde décida de revenir à la demande initiale d’Ivana. Elle voulait esquisser l’objectif de leur éventuel travail.
— Vous souhaitez donc apaiser votre relation avec votre amie, et pacifier les choses avec vos élèves, si j’ai bien compris ? Vous êtes enseignante ?
— Prof d’anglais, oui, dans un lycée près de Nation. J’ai une classe de Prépa, une Terminale, mais aussi des 4e et des 3e, et franchement, ils sont terribles ! Les gens n’élèvent plus leurs enfants, ce sont de vrais sauvages ! Il n’y a plus aucun respect, plus d’écoute, on a l’impression que ces petits rois ne pensent qu’à s’amuser. Ils n’hésitent pas à nous insulter, vous savez ! Parfois je rentre chez moi vraiment à bout.
Mathilde hésita. La séance serait déjà écourtée avec le retard du début : mieux valait éviter les généralités sur les horreurs de la vie moderne. Pour ramener son interlocutrice à un sujet plus personnel, elle enchaîna :
— Vous souhaitez apprendre à leur faire face ? Je ne suis pas sûre d’être la mieux placée pour vous aider. Si c’est une question de pédagogie…
— Non, il n’y a pas que ça. J’espère que vous pourrez m’apprendre à mieux me défendre contre ces attaques. Il y a aussi mes collègues… J’ai du mal à m’entendre avec eux. Et mon ex, qui détourne mon fils de moi, avec sa nouvelle femme… Et ma mère ! Ça, ça doit vous faire plaisir, il paraît que les psys adorent qu’on parle de sa mère ! Mais le plus important, c’est mon couple. Il faut absolument faire quelque chose. Je crains le pire…
— C’est-à-dire ?
— Sibylle me fait constamment des reproches. J’ai peur qu’elle me quitte. Elle qui m’aimait tant, au début ! On s’appelait trois ou quatre fois par jour. On parlait de tout, de nous surtout. Tant pis si ses collègues râlaient, elle avait toujours envie de m’entendre. Mais maintenant…
De grosses larmes se mirent à couler sur le visage d’Ivana. Elle saisit un mouchoir en papier dans la boîte posée sur la table basse et se moucha bruyamment. Ce n’était pas le moment de la questionner sur sa relation avec les femmes. Il y avait pourtant de quoi intriguer : Ivana avait vécu avec un homme, elle avait même eu un enfant… S’était-elle découverte homosexuelle après avoir tenté de vivre une histoire classique ?
Mais il était déjà 19h35, la séance se terminait dans 10 minutes et Mathilde n’avait pas encore eu l’occasion de poser de cadre avec sa patiente. Elle interrompit Ivana alors que cette dernière s’apprêtait à reprendre ses lamentations. Il importait de se mettre d’accord sur les modalités de travail avant tout.
— Nous allons bientôt nous arrêter. Avant de nous séparer, nous allons discuter de ma façon de travailler et décider si nous poursuivons
ensemble. Nous avons déjà parlé du tarif au téléphone. Avez-vous d’autres questions à me poser sur moi, sur ma formation
ou sur ma pratique par exemple ?
Ivana fut surprise, elle s’attendait visiblement à parler plus longtemps. Elle regarda sa montre en fronçant les sourcils, hésita, l’air irrité. Finalement, elle répondit :
— Non, j’ai vu votre profil sur les moteurs de recherche. Il faut vraiment qu’on arrête là ? Comme je suis arrivée plus tard, je pensais…
— Oui, nous terminerons toujours à l’heure prévue, même si vous êtes en retard.
— Pour le même prix ?
— Oui, la séance est due dans son intégralité, à moins que vous ne l’annuliez au moins 48 heures à l’avance.
Ivana semblait indignée. Elle ouvrit la bouche, se ravisa. Finalement elle demanda :
— Je peux venir une fois de temps en temps ? Une fois par mois, par exemple ? Ce serait moins cher, et puis je suis très occupée.
— Non, de temps en temps, ça ne marche pas bien, surtout au début. Une fois par semaine, c’est un bon rythme. Ça vous laisse le temps de digérer la séance, et vous venez suffisamment souvent pour entrer dans le processus et vous laisser changer.
— Comment ça, « me laisser changer » ? Vous pensez que je ne veux pas changer ?
— Bien sûr, vous venez ici parce que vous voulez changer. Enfin,une partie de vous veut changer. Mais le plus souvent, il y a aussi une partie de nous qui ne veut pas, qui résiste, qui veut garder ce qu’elle connaît, même si c’est source de souffrance. Si on vient seulement une fois de temps en temps, cette partie-là a tendance à reprendre le contrôle très vite et à tout figer.
— Hmm, bon… Alors, je viens toutes les semaines. Et comment ça se passe ? Vous allez me poser des questions ?
* * *
Extrait de:
« Une danse borderline – Petite psychothérapie romancée d’une personnalité limite »
Par Laurie Hawkes, Psychologue & Psychothérapeute
Publié par les Éditions Eyrolles
Pour lire la suite du chapitre 1, suivez ce lien:
– https://www.psycho-ressources.com/bibli/borderline-personnalite-limite.html
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