Est-il
possible de mesurer l'intelligence collective?
Extrait
du Livre de Michel Moral et Florence Lamy:
Les
outils de l'intelligence collective. La favoriser, la comprendre
la stimuler. (InterÉditions)
Par
Michel Moral
Psychologue, Coach,
Paris, France
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EST-IL POSSIBLE DE MESURER L’INTELLIGENCE COLLECTIVE ?
« Une entreprise a besoin d’ordre pour survivre et de désordre pour évoluer. »
Peter Drucker
Du point de vue de l’épistémologie (la science des sciences) l’intelligence collective est soit une chimère, soit un construct. Ce terme a été traduit en français par « construit » et désigne un concept psychologique utile mais complexe et difficilement mesurable comme par exemple l’amour ou la motivation. Quoique les constructs soient difficiles à cerner et à mesurer, la question de leur validité demeure. En d’autres termes, une fois la définition du construct établie, peut-on imaginer un instrument de mesure qui mesurerait bien ce que l’on veut mesurer ? Et peut-on montrer la correspondance entre le construct et certains faits qu'il prédit.
Si nous considérons par exemple le construct nommé « intuition » (« Connaissance directe et immédiate qui ne nécessite pas le recours au raisonnement », Dictionnaire de la Langue Française), il est possible d’imaginer une batterie de tests où une personne se verrait soumettre des problèmes, énigmes ou dilemmes en un temps très limité. Une fois établis des tests valides, une personne qui les satisferait serait considérée comme intuitive. On pourrait alors prédire qu’elle serait en mesure de résoudre facilement d’autres problèmes.
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Il existe une méthode pour identifier un construct valide ou en confirmer la validité : l’analyse factorielle qui permet d’extraire des facteurs communs à un ensemble de données mesurées. Initiée par Charles Spearman (1863-1945), cette approche cherche à établir des corrélations entre les facteurs communs.
L’analyse factorielle à la recherche des constructs
C’est l’analyse factorielle qui a permis à Spearman d’identifier g qui est le principal facteur issu des résultats de diverses épreuves de résolution de problèmes. Il représente environ 50 % de la variance (mesure de la dispersion) et traduit une aptitude cognitive constitutive de l’intelligence. C’est également cette méthode statistique qui a permis à Geert Hofstede d’extraire les principales dimensions de la culture à partir des résultats d’une enquête menée chez IBM (voir chapitre 6).
Dans le cas de l’intelligence collective, si nous prenons n’importe laquelle des définitions données au chapitre précédent par divers auteurs (Levy, Zara, Noubel, etc.), il n’est pas très facile d’imaginer une mesure de ce dont il est question. Les populations dont parlent les auteurs sont des organisations, ce qui pose des problèmes pratiques de méthodologie.
Nous présumons que c’est la raison pour laquelle les recherches sur l’intelligence collective portent sur des petits groupes. Certaines sont directes comme celle d’Anita Woolley (2010) tandis que d’autres abordent indirectement une partie du sujet comme celles de Mattew Cronin (2011) ou de Veronica Son (2011). Ces recherches sont rares car elles sont lourdes. Il faut assembler de grandes populations et y consacrer beaucoup de temps et d’argent, mais elles sont beaucoup plus instructives que les études de cas. Si nous réservons de la place à ces travaux, c’est aussi pour souligner à quel point nous en manquons.
Des études empiriques sur des groupes restreints
Par exemple, de 1980 à 2011 au niveau mondial, 403 articles et 231 études empiriques sur le coaching ont été publiés dans les revues qui contrôlent la qualité scientifique de leurs publications (Grant, 2012). Ces études empiriques sont le plus souvent des études de cas et seulement une centaine portent sur des populations homogènes et tirées au hasard. Les études inter-groupes sont rares (25) et les populations ne dépassent pas 30 sujets. Avec de telles populations, l’isolation des facteurs reste insuffisante.
Aucune de ces recherches ne concerne directement l’intelligence collective bien que certaines soient relatives à l’intelligence émotionnelle dans les groupes. Antony Grant confirme qu’il n’en a pas vu non plus dans les travaux qu’il n’a pas retenu pour sa bibliographie.
Nous commencerons par décrire brièvement deux constructs valides qui sont connexes à celui d’intelligence collective avant d’aborder les recherches portant sur celle-ci.
COHÉSION ET IDENTIFICATION SOCIALE
Plusieurs modèles issus de la psychologie sociale permettent d’appréhender les mécanismes internes aux groupes et entre groupes. Ils préfigurent les modèles de l’intelligence collective.
En particulier, le modèle de la cohésion sociale présuppose que le sentiment d’appartenance à un groupe relève de mécanismes affectifs positifs ou négatifs. Il repose sur les travaux de Lewin et a conduit à des outils de mesure. Une méta-analyse de 38 recherches effectuées entre 1973 et 1991 a été réalisée par Pierre Letartre. Elle met en évidence une corrélation positive entre cohésion et performance. Cette corrélation est plus forte dans les organisations de taille élevée et dans des groupes particuliers, comme les équipes sportives et l’armée.
Le modèle de l’identification sociale a été formalisé par John Turner (1981) suite à Henri Tajfel (1972) et porte essentiellement sur les mécanismes inter-groupes. Dans ce modèle, le sentiment d’appartenance à un groupe relève de mécanismes cognitifs tels que des représentations de soi et des autres. Cette théorie est très explicative des conflits qui existent entre fonctions dans les organisations structurées par métiers (finances, achats, vente, production…).
Ces théories ont donné lieu à diverses applications pratiques visant à briser les barrières affectives ou cognitives au sein des organisations : cercles d’échange de pratiques, groupes de parole, groupes de pairs, cercles de qualité…
LA RECHERCHE D’ANITA WOOLLEY
Cette recherche quantitative récente (Woolley & al., 2011) a permis d’envisager la mesure de l’intelligence collective dans des petits groupes et de comprendre les facteurs qui la favorisent. L’étude porte sur près de 200 groupes qui ont été soumis à dix tâches très variées allant du raisonnement pur à la prise de décision complexe en passant par des négociations. L’analyse factorielle des résultats fait apparaître un facteur prévalent qui contribue pour 43 % à la performance et qui est prédictif. Les auteurs le baptisent c et le rapprochent de son équivalent g qui mesure l’aptitude cognitive individuelle. Par analogie ils donnent la définition suivante de l’intelligence collective : «
La capacité d’un groupe à réaliser une grande variété de tâches ».
Cette recherche présente d’autres conclusions, en particulier une analyse des contributeurs à l’intelligence collective.
La corrélation la plus élevée (41 %) est reliée à la variance du nombre de tours de parole par membre du groupe. En d’autres termes, si une ou deux personnes mobilisent la parole dans un collectif, l’intelligence collective chute brutalement. La corrélation suivante (26 %) relie l’intelligence collective avec l’intelligence relationnelle moyenne des membres (également dénommée « sensibilité sociale », mesurée à l’aide du test « Reading the Mind in the Eyes
» de Baron-Cohen, 2001). La présence de femmes dans le groupe est corrélée à 23 %, avec l’intelligence collective, ce qui est lié au fait que l’intelligence relationnelle des femmes est un peu plus élevée en moyenne et que sa variance est plus resserrée. L’intelligence cognitive individuelle maximale et moyenne des membres du groupe sont corrélées à 19 % et 15 % respectivement avec l’intelligence collective. C’est cette faible corrélation avec les intelligences individuelles qui fait dire aux auteurs que le facteur c, dénommé intelligence collective par les auteurs, est une propriété spécifique du groupe.
L’article lui-même mérite d’être lu car il contient de nombreux détails qui intéressent les coachs d’équipe. En particulier les corrélations entre c et les scores pour chaque tâche permettent d’imaginer de nouveaux outils de coaching d’équipe.
Ce qui est une surprise dans cette analyse est que la cohésion, la motivation et la satisfaction ont des coefficients de corrélation très faibles et seraient donc de médiocres contributeurs à l’intelligence collective. En fait d’autres recherches pragmatiques lient fortement la performance et la cohésion dans certaines catégories d’équipes, militaires par exemple. Les résultats d’Anita Woolley doivent donc être interprétés comme propres à la population étudiée.
Cette recherche ouvre la voie à la mise au point d’outils de mesure valides, fidèles et prédictifs de l’intelligence collective dans des groupes restreints. Elle établit un lien entre intelligence collective et intelligence relationnelle. Enfin, elle interpelle notre conviction que la cohésion est toujours favorable à la performance. La recherche de Matthew Cronin répond partiellement à ce questionnement. Celle de Véronica Son nous éclairera sur ce qui relève de la motivation.
LA RECHERCHE DE MATTHEW CRONIN
La recherche de Cronin & al. (2011) a pour objectif d’étudier l’expérience subjective de division d’une équipe en sous-groupes, donc d’approfondir la notion de cohésion. Nous avons vu plus haut que dans les travaux d’Anita Woolley la cohésion n’a qu’une corrélation faible avec l’intelligence collective. L’approche méthodologique est quantitative et a porté sur 64 équipes (321 membres recruté parmi les étudiants de MBA) dont la mission était de diriger une entreprise virtuelle sur une période de 3 ans. La simulation s’est déroulée en 14 semaines à raison de deux prises de décision par semaine. Les présidents de ces mini-Comex ont été élus par l’ensemble de la promotion et ont ensuite choisi leurs équipiers.
L’étude étudie les liens entre deux facteurs d’intégration (l’intégration affective et l’intégration cognitive) sur la performance et le niveau de satisfaction. La tendance de l’équipe à former des sous-groupes est utilisée comme mesure de ces deux variables.
L’intégration affective est une variable qui inclut la confiance, le respect, l’appréciation affective de l’autre, la cohésion et la discussion ouverte. Lorsqu’elle est basse, le groupe a tendance se diviser.
L’intégration cognitive, de son côté, est une variable qui inclut d’une part le niveau d’homogénéité de l’information détenue par les membres de l’équipe, et d’autre part la capacité de chacun à intégrer la perspective que les autres ont de cette information. Lorsque l’équipe se divise, les perspectives divergent.
Les résultats montrent que si l’intégration affective est basse, la tendance à former des sous-groupes est forte, ce qui à son tour réduit l’intégration affective et ainsi de suite, au point de pas savoir ce qui est à l’origine du processus : des sous-groupes préexistants au sein du groupe mais non visibles ou une intégration affective mal établie lors de la création de groupe. Cette spirale descendante provoque de l’insatisfaction et de pauvres performances. Le lien entre intégration affective et satisfaction est fort.
Toutefois, l’intégration cognitive a un effet modérateur sur la formation de sous-groupes et sur la souffrance éprouvée. En conséquence, même si les membres ne s’aiment pas, l’équipe peut accomplir sa mission.
En fin de compte, les équipes les plus performantes sont celles qui forment le moins de sous-groupes et ont une basse intégration cognitive. Ce résultat inattendu peut s’expliquer par le fait que la créativité collective aurait besoin de controverse, des points de vues trop proches ou trop compréhensifs n’étant pas propices à la génération d’idées nouvelles. Mais, l’intégration cognitive a pour vertu de garantir un niveau de performance acceptable lorsqu’un groupe se scinde malgré tout.
Cette recherche ouvre la question de l’avantage de favoriser la controverse en composant des équipes diverses. L’analyse montre que la diversité (âge, sexe et ethnicité) n’a pas d’effet sur la formation de sous-groupes. On peut donc en déduire que la créativité d’une équipe diverse augmentera sans nuire à la performance, mais à condition que l’intégration affective puisse se constituer. De nombreux coachs d’équipe ont observé que le team-building d’une équipe multiculturelle conduit souvent à une cohésion plus forte que dans une équipe monoculturelle. Mais la diversité culturelle conduit parfois à l’inverse : il y a donc de bonnes et de mauvaises combinaisons du divers.
LA RECHERCHE DE VERONICA SON ET DEBORAH FELTZ
Cette recherche (Son & Feltz, 2011) a pour objectif d’évaluer les effets des pensées centrées sur la motivation individuelle ou collective. Elle a été menée avec une population de 80 étudiants (40 hommes et 40 femmes de 18 à 40 ans) organisés en trois groupes de lanceurs de fléchettes.
Le protocole de recherche s’appuie sur le fait que les verbalisations intérieures constituent une technique efficace pour améliorer la performance : ce que se dit le sportif de haut niveau avant l’épreuve influe significativement sur la performance.
La méthodologie consiste à demander aux participants, selon le groupe, de commencer leurs phrases de motivation intérieure par « Je » ou par « Nous ». Ces phrases de motivation sont identiques pour tous les participants, par exemple « Je suis prêt », ou « Nous avons confiance ».
Les résultats montrent tout d’abord qu’il n’y a pas de différence significative entre hommes et femmes pour la performance individuelle ou collective. En second lieu, l’étude montre que l’auto-motivation intérieure tournée vers le « Nous » améliore sensiblement les performances collectives. L’analyse des causes de ce mécanisme suggère que l’inclusion dans le groupe permet de faire baisser la pression individuelle en diminuant la crainte de l’échec.
Les deux chercheurs pensent que ces résultats peuvent être généralisés et s’appliquer au domaine du management.
CONCLUSION
Il existe encore un vaste espace pour la recherche sur l’intelligence collective au sein des petits groupes. Tout d’abord, si nous disposons d’une définition de l’intelligence collective pour les petits groupes, nous n’en avons pas une qui soit opérationnalisable pour les grands groupes, ou du moins nous en avons trop dont aucune ne se prête à un protocole de mesure.
Celle proposée par Anita Woolley pour les petits groupes a pour intention d’être analogue à celle de l’intelligence cognitive. Elle est donc résolument orientée vers la performance. De ce fait, elle sera difficilement généralisable aux grands groupes et aux organisations. Pour ces dernières, la direction la plus féconde consisterait à s’intéresser à une combinaison entre performance et bien-être. En effet, une caractéristique des collectifs intelligents que nous observons est un moindre stress et une impression de facilité et de fluidité.
Au niveau de la recherche, les corrélations avec d’autres constructs du collectif restent à explorer : les interactions avec le leadership, la motivation, la cohésion, l’engagement, etc., sont à peine effleurées et méritent d’autres études quantitatives sur des populations importantes.
Ceci nous amène aux difficultés méthodologiques que nous rencontrons : faute de typologie des équipes, il est malaisé de contrôler les facteurs. Pourtant, le nombre de variables étant très important, il est indispensable de disposer de populations d’équipes homogènes. Enfin, les analyses statistiques sont d’autant plus pertinentes et intéressantes que la population est importante et nous manquons de recherches ambitieuses sur des équipes réelles en grand nombre.
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Note:
1. Les parutions françaises sur l’intuition évitent pour la plupart d’évoquer la science. Pour ceux qui souhaitent accéder à des études pragmatiques et une bonne bibliographie sur le sujet, il y a l’ouvrage (860 pages en petits caractères…) de Gilovich Thomas, Griffin Dale & Kahneman Daniel (2002) Heuristics and Biaises : The Psychology of Intuitive Judgment, New York, Cambridge University Press.
Par
Michel Moral, Psychologue, Coach
Paris, France
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